Les lumières dansaient dans le vague. Ou plutôt non ! C’était son œil qui était flou, accrochant les petites flammes qui brûlaient, vacillantes, sur leur jambe de suif.
La cire fondait, coulait, tout comme son cœur.
Oscar ! La reverrait-il jamais ?
Une douleur aiguë lui vrilla les orbites. Mais cette fois, il ne s’effondra pas. Il avait l’habitude…
Ce déchirement, derrière ce qui lui restait de vue, il avait appris à l’apprivoiser, à vivre avec, tout comme il l’avait fait avec celui qui avait transpercé sa poitrine de part en part, depuis de si longues années.
Mais, ce soir… Oui, ce soir, cette bête qui se terrait en lui s’était révoltée. Elle en avait assez de rester enfermée, encore et encore...
Ce soir, elle avait surgi du plus profond de son être, forte de ces dix années de frustration et de souffrance, pour embraser son corps.
Pour la première fois de sa vie, rongé par la jalousie et la passion, il n’avait pas su conserver la mesure et la patience qui formaient son caractère. Lui qu’on qualifiait de doux et de patient s’était transformé en monstre…
Il s’était jeté sur elle comme un dément assoiffé d’amour, ne contrôlant plus ses gestes.
Il l'avait embrassée... Enfin! Ces lèvres pâles, mais tendres et sucrées, il s'en était emparé, sans permission aucune.
Après tout, il n'avait fait que répondre à sa violence...
Elle l'avait giflé sans raison, il l'avait embrassée avec passion. Elle ne l'avait pas accepté, s'était refusée à lui. Ces lèvres qui soupiraient tant pour un autre n'avaient pas consenti à ce baiser sincère...
Cette constatation l'avait fait sombrer dans une rage folle.
Alors, il avait commis l'irréparable... Sans qu'il comprenne comment, il s'était retrouvé, face à elle, un lambeau de chemise dans la main. Par la seule force de sa folie, il avait mis sapoitrine à nu et son coeur à vif...
Bon Dieu, qu'avait-il fait? Jamais elle ne pourrait lui pardonner un tel acte...
Il ressortit de la taverne, aussi saoûl de douleur et d'alcool qu’il l’était en y pénétrant.
Dans l’obscurité de la ruelle, il n’y voyait pas grand-chose, mais le voile qui lui tombait sur les yeux depuis quelque temps l’avait habitué à se déplacer sans voir…
Il tâtonna, trouva son cheval et se hissa. Perséphone retrouverait bien le chemin de Jarjayes à sa place !
Jarjayes… Le lieu de son enfance, de ses joies, de son amour… Combien de temps pourrait-il encore y rester, après ce qu’il avait fait ?
Oscar pouvait l’envoyer à la Bastille , voire à la mort !
Mais il n’avait pas peur, non ! Il n’arrivait même pas à regretter son geste… Enfin, il l’avait tenue dans ses bras ! Enfin, il avait pu baiser cette bouche et ces courbes ! Enfin, il avait pu hurler cet amour qui le mettait à l’agonie ! Il paierait cher, oui, très cher…
Un cri déchira la nuit. Un cri de femme….
Il se tendit, l'oreille aux aguets, pour en trouver la provenance. Sa nouvelle infirmité ayant développé ses autres sens, il ne fut pas long à localiser l'appel.
D'un geste sûr, il tira sur les rênes et fit galoper sa monture jusqu'à l'endroit voulu.
Là, une silhouette féminine, affalée sur le pavé, se découpait dans la faible clarté de la lune. Un souffle saccadé et une âcre odeur de sang parvinrent à ses oreilles et ses narines. Elle était blessée!
Immédiatement, il bondit de son cheval et s'agenouilla près de la victime. Elle était vivante, oui, mais bien amochée.
"Madame! murmura-t-il avec inquiétude, son geste et sa voix reprenant leur douceur habituelle. Madame!
- Je vous remercie, Monsieur! sans vous, j'étais perdue! répondit la femme avec gratitude. Lorsque ces brigands vous ont entendu, ils se sont enfuis..."
La voix était grave mais harmonieuse, avec des inflexions presque musicales et un modelé bien rond. Les cheveux étaient soyeux, presque comme ceux d'Oscar, et la main était douce...
Lorsqu'il la ramena à la taverne pour se faire soigner, il remarqua en outre qu'elle était fort belle: blonde aussi, mais d'un blond ardent qui tirait légèrement sur le roux.
Si la couleur de la colonnelle lui rappelait l'éclat du soleil, celle-ci lui faisait davantage songer à un immense feu de joie. Et que dire de ce regard... Les prunelles, si noires qu'elles en paraissaient presque violettes, renvoyaient un éclat étrange, magnétique. Un regard dans lequel on pouvait aisément se perdre...
Rapidement, il inspecta les blessures: elles étaient superficielles. La dame se remettrait vite.
"J'aimerais tellement vous montrer l'étendue de ma gratitude, lui dit-elle en lui prenant les mains familièrement.
- Je ... Non, vraiment, je vous remercie, ce n'est pas la peine, répondit-il en tentant de sortir de son emprise. Mais les prunelles noires l'en empêchèrent. Elles étaient si...
- Je ne pourrais partir sans remercier mon sauveur..."
Déjà, les paroles devenaient murmures à son oreille. Les mots se firent caresses, la voix devint musique. Bientôt, il sentit son corps fondre et son âme se perdre dans un monde inconnu...
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"Oscar! Ah, ma petite Oscar! Saurais-tu où se cache ce garnement d'André?"
En cette belle matinée, la vieille nourrice ouvrait chaque porte, à la fois inquiète et mécontente de l'absence de son petit-fils. En dernier recours, elle avait pénétré dans les appartements de la jeune femme.
"Non, Grand-Mère, rétorqua Oscar un peu trop sèchement.
- Il n'est pas avec toi?
- Seigneur, non! rougit la colonnelle. Qu'est-ce qui a pu te faire penser qu'il pouvait être dans ma chambre?
- Il n'était nulle part ailleurs, et tu sais comme moi qu'il n'est pas dans ses habitudes de dormir hors du château, sauf lors de ses déplacements avec toi, ma chérie...
- Eh bien, tu t'es trompée, Grand-Mère.
- Où peut-il bien se cacher, alors? Pourtant, il est bien venu te voir, hier soir?
- Certes, mais il n'est pas resté, je t'assure! répondit la jeune femme, serrant les poings malgré elle.
- Je vais attendre son retour. J'espère bien qu'il ne lui est rien arrivé, à ce chenapan..."
La porte se referma derrière elle. Immédiatement, Oscar, qui s'était levée pour s'habiller comme si de rien était, s'effondra sur son lit.
André! Il pouvait bien aller au Diable, elle s'en moquait éperduement! Comment avait-il pu?
Convulsivement, elle serra les draps tout autour d'elle, comme pour se protéger...
La veille, son courage avait été mis à rude épreuve.
Elle avait été attaquée par surprise, à l'endroit où elle se sentait le plus en sécurité, en compagnie de l'être en qui elle avait le plus confiance.
Et pourtant, c'était là, en ce lieu sûr, aux côtés de ce frère fidèle et doux, qu'elle avait connu le plus grand danger de sa vie. André... Comment avait-il osé?
Elle sentait encore la morsure sauvage de ces lèvres sur sa bouche, la brûlure ardente que ces doigts avaient laissé sur son corps...
Et surtout, cette rage qui avait si gravement porté atteinte à son honneur de femme...
Les draps se refermèrent davantage sur elle. Depuis la veille, elle se sentait nue, plus fragile encore.
Elle qui, la veille au soir encore, affirmait qu'elle serait désormais le plus impitoyable des hommes, s'était vue ramenée à sa condition de la manière la plus humiliante qui soit. André...
Il était fort, terriblement fort! N'eût-il recouvré sa raison, elle n'aurait été qu'un jouet entre ses mains puissantes.
Pour la première fois de sa vie, elle avait eu peur de lui, lui si doux, si calme, au caractère tellement égal...
Qui aurait pu croire qu'un tel feu puisse brûler en lui? Et qu'elle puisse en être l'objet?
Ce soir-là, tout avait été brisé entre eux.
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Instinctivement, elle eut un mouvement de recul et tira sur les rênes de Phoebus.
Il était là, devant elle, lui tournant le dos. Autour de lui, des colombes...
Elle sourit amèrement... Quelle ironie!!!
Elle détailla cette haute silhouette, ces épaules dont elle remarqua pour la première fois la large puissance...
Elle frissonna en repensant à ce que cette puissance aurait pu faire d'elle...
Il ne l'avait pas entendue, ou il faisait semblant.
"André", lui dit-elle d'une voix de glace.
Il ne se retourna même pas.
"André, continua-t-elle durement, je te rends ta liberté. Je ne souhaite plus t'avoir à mes côtés. Va, vis ta vie, mais ne reviens jamais... Adieu!"
Ce dernier mot, il l'entendit. Du moins, c'est l'impression qu'elle eut, puisqu'il tourna la tête.
Elle sursauta. Jamais elle ne lui avait vu ce regard vide, totalement dénué d'expression. Un regard sans âme, presque inhumain... Pourtant, c'était bien André.
Le coeur rempli d'un mélange de rancune, d'angoisse et d'inquiétude, elle détourna les yeux et se jeta dans un galop effréné vers Versailles.
C'était la dernière fois qu'elle verrait son ami d'enfance...
A SUIVRE...
Voilà pour ce premier chapitre, un peu court parce que je n'ai pas beaucoup de temps en ce moment. J'espère qu'il ne vous aura pas trop fait flipper, mais j'avais prévenu que cette fic serait sombre! En espérant qu'elle vous plaira...
La suite dès que je le pourrai! |