Dix jours! Cela faisait à présent dix jours qu'elle était enfermée dans sa chambre, à double tour. Les seules fois où l'ouvrait sa porte, c'était pour laisser entrer Mariette, la domestique qui lui apportait ses repas.
Ce la faissait dix jours qu'elle n'avait vu ses parents. Rien ne les ferait fléchir. Il ne lui restait qu'une solution, mais très radicale. Elle y pensait depuis la veille, excédée par le sort qu'on lui avait réservé. Tout d'abord, elle l'avait repoussée... Quelle serait sa réputation lorsque l'on découvrirait sa fuite?
Non, non, une jeune fille de bonne famille ne partait pas ainsi, sans escorte, et surtout sans l'accord de sa famille....
Oui, mais... Cela n'était plus tolérable...
Encore une fois, elle examina la situation, pour se rassurer.
Son frère Alain, qui était son aîné de cinq ans, qui était tout pour elle, qui lui avait tout appris - les lettres, la littérature, et même l'escrime (contre l'avis de ses parents), son seul et unique frère avait disparu en mer voilà plus d'un mois.
Pour le baron et la baronne de Soisson, ce fut un moment fort difficile: ils avaient perdu non seulement leur unique héritier, mais aussi une grande partie de leurs richesses, qui avait sombré en même temps que leur bateau. Une période de deuil d'un mois avait suivi, au terme de laquelle le Baron et la Baronne avaient annoncé à leur fille unique qu'elle allait bientôt épouser un riche noble.
"Père, Mère, vous n'y pensez pas?, s'était-elle alors écriée. Alain n'est plus depuis seulement quatre semaines, et je devrais me marier?
- Justement. La disparition d'Alain nous affecte plus que vous ne semblez le penser. Nous n'avons malheureusement plus l'âge de faire d'autres enfants. La disparition de notre unique héritier risque fort de faire trembler nos alliances. Vous, Oscarine, avez plus de dix-sept ans. Il est grand temps pour vous de rendre un grand service à vos parents en assurant leur descendance! Cependant, nous respecterons un délai de six mois de deuil.
- Comment pouvez-vous penser qu'il y ait encore une place dans mon coeur pour quelqu'un d'autre que mon frère chéri? Et puis, je ne me connais aucun soupirant!
-Il est vrai, ma fille, répondit le Baron, que vous connaissez peu le monde, puisque nous ne vous avons pas laissé l'occasion de faire votre entrée. Mais cela vaut mieux pour vous, car cela vous facilitera votre acceptation. Sachez seulement que votre promis est un puissant comte. Vous serez de ce fait fort honorée et bien protégée. Notre domaine ne sera donc point un sujet de convoitise...
- Je refuse!
-Nous ne vous demandons pas votre avis! Et puis, songez donc! Vous épousez le Comte de Jarjayes!
- Non!
-Bien, ma fille, assena alors le baron, puisque vous le prenez ainsi, vous resterez cloîtrée dans votre chambre jusqu'au jour de vos noces. Aucune visite ne vous sera autorisée. Vous ne serez libérée que lorsque vous consentirez à ce mariage. En attendant..."
Elle avait alors supplié ses parents, usant de ses armes de femme: les larmes, les paroles. Mais rien n'y avait fait.
Epouser le Comte de Jarjayes? Jamais! Elle en avait entendu parler sans jamais l'avoir vu.
Il était surnommé "Prince borgne", rapport à la cicatrice qui lui déchirait l'oeil. Un souvenir de combat, sans nul doute. Partout, on le craignait. Il était, disait-on, un redoutable ennemi...
Et ce serait lui, son futur époux???
Non, non, cela était hors de question!
Il était temps d'établir un plan de bataille... Bien sûr, elle ferait de la peine à ses parents... Mais que faisaient-ils, eux, pour elle??? Seuls leurs intérêts comptaient, elle s'en rendaient bien compte. Durant son enfance, on lui avait bien appris à faire la révérence, sourire, jouer du clavecin, de la harpe et du violon. Mais de la connaissance universelle, point! On l'avait condamnée à rester ignorante des choses de la nature, alors qu'on était attentif aux études de son frère.
Heureusement, Alain s'était entiché de sa soeur cadette et lui avait appris secrètement à lire. Car les femmes n'avaient pas le droit d'apprendre la lecture dans le pays.
Tous les jours, il lui apportait de nouveaux ouvrages et lui ouvrait de lointains horizons.
C'est ainsi que dix ans plus tard, elle se retrouvait digne héritière de son frère: à dix-sept ans passés, elle savait écrire, compter, raisonner, argumenter, chevaucher et combattre à l'épée comme un homme. Pour ne pas se faire surprendre par ses parents, qui auraient certainement montré leur désaprobation, elle se vêtait des anciens habits de son frère et dissimulait ses longs et épais cheveux -blonds comme des blés mûrs- sous un ample bonnet à plume.
C'était dans cet accoutrement que résidait son plan: habillée en garçon, elle sortirait de sa prison par la fenêtre et, s'accrochant au solide lierre, gagnerait la terre ferme. Ensuite, et bien... On verrait.
En plein milieu de la nuit, alors que tout le monde dormait, elle prépara son baluchon: la bonne vingtaine d'écus qu'elle avait gagnés pour ses étrennes et qu'elle n'avait jamais touchés, des restes de ses repas, une outre, sa flûte et son violon, quelques guenilles de rechange... Il ne fallait pas non plus oublier son assortiment de peignes en ivoire, un cadeau d'Alain.
Puis elle enfila ses vêtements de garçon et ajusta son couvre-chef.
Elle était prête à partir. Elle se saisit de son baluchon et ajusta son violon. Dieu! Que c'était lourd! Il lui faudrait peut-être une monture...
En un tournemain, elle dégringola le mur de pierre et, sans faire aboyer les chiens qui la connaissaient bien, s'enfuit dans la nuit...
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Elle avait marché toute la nuit. A l'aube, elle avait rencontré un paysan qui avait accepté de lui céder son âne pour un écu... Un trésor!
Enfourchant sa monture, elle avait ensuite trotté tout le jour, afin de mettre le plus d'espace entre elle et ses éventuels poursuivants. La nuit tombée, elle avait trouvé refuge dans une grange, afin de prendre un repos bien mérité.
Elle ne savait guère ou elle allait. Elle ne pensait qu'à avancer, en se gardant bien de se lier à qui que ce fût.
Sur la route, elle avait croisé des marchands ambulants qui l'avaient mise en garde: elle devait à tout prix éviter la forêt, qui grouillait de brigands. Forte de ce conseil, elle l'avait suivi, sans omettre toutefois de se procurer une épée légère chez un forgeron discret, moyennant un autre écu.
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Trois semaines plus tard, elle était en bonne santé et riche des deniers que les badauds , attirés par ses airs de flûte et de violon, avaient bien voulu lui octroyer. Elle mangeait à sa faim et trouvait toujours un endroit où dormir.
Cette fuite s'était révélée finalement plus facile qu'elle ne l'aurait cru:elle avait réussi à se débrouiller seule. La faiblesse de son sexe n'avait point entravé son indépendance nouvelle.
Bien sûr, la vie était plus rude que dans sa cage dorée, mais cette liberté, elle la savourait pleinement. Mènerait-elle cette vie pour l'éternité? Elle ne le savait guère. Pour l'heure, elle voulait penser au présent. Il était étonnant, pensait-elle, que de simples vêtements puissent ainsi changer son existence...
Oui, tout se passait bien jusque-là. mais aujourd'hui... Aujourd'hui, elle devrait traverser ces bois tant redoutés. Elle avait toujours pu les éviter en longeant les villages et les champs.
"Allons! se morigéna-t-elle. Dans deux ou trois heures, je serai de l'autre côté. Inutile de s'alarmer..."
Par acquis de conscience, elle vérifia tout de même que son épée était bien dissimulée dans son balluchon. Puis elle se signa, implora Saint-Alain et s'enfonça dans la forêt...
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"Alors, Axel? Cette nouvelle monture te plaît-elle?
- Oui, André, je te remercie! Elle réagit fort bien face aux obstacles. Elle fera des merveilles au combat et aux tournois!
- Tant mieux!"
André lança à nouveau son cheval au galop, sans crier gare. Son ami le poursuivit aussitôt.
Lorsqu'ils s'arrêtèrent quelques instants plus tard, hors d'haleine, Axel apostropha son compagnon d'un air moqueur:
"Eh bien, quelle mouche te pique? ne me dis pas que tu es encore en colère?!
- En colère?
- Oui... Tu sais bien! A cause de ta promise. L'héritière du Baron de Je-ne-sais-plus-quoi...
- Oh... Elle? Pourquoi devaris-je être fâché?
- Ne prétends pas...
- Oh, bien sûr, j'ai dû jouer le rôle du fiancé déshonnoré et trahi! Mais en vérité... Je peux bien te l'avouer, à toi. Tu vois, cette escapade m'amuse. Que cette donzelle ait pu filer au nez et à la barbe de ses parents qui l'avaient cloîtrée... Et sans se faire rattraper, en plus! C'est vraiment drôle! Elle a du courage, cette petite! je regrette fort de ne pas l'avoir connue...
- Cela ne te vexe pas qu'elle se soit enfuie parce qu'elle ne comptait pas t'épouser?
- Ne fais pas l'hypocrite,Axel! Mon aspect est effrayant, non? Tu connais bien mon surnom: Le Prince Borgne! ça ou Barbe-Bleue...
- Ne sois pas si sévère avec toi!
- Avoue que cette cicatrice n'arrange pas mon aspect physique!
- On ne la voit pas tant que cela! Si tu ôtais cet affreux bandeau... Mais quel est ce bruit?
André, lui aussi, avait entendu.
- Cela vient de par là!" cria-t-il avant de s'élancer.
Il ne fallut pas plus d'une minute pour trouver un adolescent, à peine sorti de l'enfance, et vêtu d'habits de bonne qualité, pris à parti par une bonne demi-douzaines de brigands. L'un d'entre eux se tenait un bras ensanglanté, un autre avait son épaule droite déchirée.
Le garçon semblait bien se défendre, néanmoins, il fallait intervenir, car le combat était trop inégal.
En quelques moulinets, les bandits se virent désarmés et filèrent sans demander leur reste.
L'adolescent, qui était tombé, voulut se relever. D'un geste, André l'arrêta, le dévisageant avec insistance.
" Que faisais-tu ici? demanda-t-il âprement. Ne savais-tu pas que ces bois étaient dangereux pour un promeneur solitaire?"
André surprit l'habituel regard mêlé de méfiance et de crainte qu'il provoquait invariablement chez les étrangers s'afficher dans les yeux de son interlocuteur.
Mais ce dernier reprit aussitôt son air de défi et répliqua:
"Je ne vous permets pas de me tutoyer, monsieur. Je ne me rappelle pas avoir imploré votre aide. je vous remercie, ajouta-t-il en s'adressant à Axel, qui l'aidait à se relerver en arborant un air compatissant. Je vais reprendre ma route.
- Vraiment? intervint André, estomaqué par l'aplomb du jouvenceau. Je pense que tu sais, tout comme moi, que ta jambe ne pourra pas te porter. Crois-tu que je ne te vois pas grimacer de douleur?
- Je me passerai de vos services comme de vos sarcasmes, Monsieur!
- Allons, le Comte de Jarjayes a raison! intervint Axel d'une voix douce. Mon garçon, vous n epourrez pas continuer à cheminer avec un mollet dans cet état. je vous emmène dans mon château, où mes médecins vont vous soigner.
- Votre château?
- Oui, veuillez me pardonner. Je suis le Comte Axel de Fersen. Cette forêt m'appartient. Quel est votre nom?
- Oscar... balbutia l'adolescent.
- Eh bien, Oscar! Je me sens responsable de votre mésaventure. Acceptez mon offre!"
Le très jeune homme hésita puis hocha la tête en signe d'assentiment |