Tout semblait si calme dans la campagne française. Le ciel bleu était serein, comme lavé des larmes qu’il avait fait couler quelques jours plus tôt. Le soleil, éblouissant, dardait avec insolence ses rayons sur les champs environnants. Et l’herbe embaumait l’air de son parfum vert, fragrance piquante qu’aucun parfumeur ne pourrait jamais imiter. Même les deux tombes fraîchement creusées ne parvenaient pas à troubler la tranquillité des lieux. Qui étaient les deux trépassés ? Des paysans, sans doute, ayant passés toute une vie de labeur à aimer la terre qui se gorgeait à présent de soleil. Oui, des paysans .. Des êtres simples, bien loin des tourments qui ensanglantaient aujourd’hui encore la Capitale.
Ailleurs la grande mascarade continuait, alors qu’ici le temps s’était arrêté. Et s’était bon : Bon d’oublier enfin toutes les horreurs de la guerre, toutes les bassesses de la cour, toutes ces futilités qui avaient pourtant constitué une vie de courtisanat. Ici rien n’importait d’avantage que de lever le visage, yeux fermés pour offrir une fois encore sa peau à la chaleur ardente d’un été commençant.
La vie aurait du avoir cette saveur, cette simplicité. Non, aujourd’hui il le savait bien, ce noble assis aux pieds d’une des deux tombes de bois. Il n’avait fait que paraître sur la grande scène de Versailles, figurant jouant son rôle sans vraiment y prendre d’intérêt. Mais qu’avait il fait de sa vie ? Que pouvait il emporter, maintenant, avec lui. Ses souvenirs n’étaient qu’une suite sans fin d’évènements dépourvus de sens, de rencontres éphémères, de matin ressemblant au précédent sans que rien ne puisse l’en distinguer jusqu’aux jours noirs de ce qu’ils appelaient déjà une révolution.
Et puis il y avait eu elle, elle qui avait donné un sens à sa vie. Avait il déjà eu ses dix huit ans quand elle lui était apparue ? La mémoire soudain faisait défaut à Girodelle, dérobant l’information qu’il lui demandait.
Comme pour s’appuyer sur une mémoire plus solide que la sienne, son regard gris se porta sur la croix de bois, entaillée à la pointe nerveuse d’un couteau. « Oscar » déchiffra-t-il sans lire les lettres.
Et le temps reprit son cours. Et le torrent de la douleur s’empara à nouveau de son cœur. Non, quelles que soient ses questions, elle n’y donnerait jamais plus de réponse. Elle ne sentirait plus la chaleur de l’été, l’odeur de la terre sèche. Elle était morte sur des pavés, sous la pluie. Et dans son tombeau nulle lumière ne l’atteindrait plus, elle qui avait Phoébus pour père.
Les paupières soudain devenues trop lourdes s’abaissèrent sur les iris noyées d’eaux et l’ancien colonel de la garde royale se souvint de celle qu’il avait aimé. Dans ses souvenirs ou surnageait à chaque instant le regard frondeur, le regard de tempête, venaient se mêler aux boucles de blés le rire ironique de leur propriétaire. Les instants de conflits s’affadissaient sous le joug des moments de camaraderie et qui pourrait lui enlever cette heure ou d’un geste péremptoire elle lui avait donné le commandement de sa garnison ? Et son épée ? L’arme blanche qui aujourd’hui encore battait son flanc et dont il avait inlassablement caressé les mystérieuses initiales marquant sa garde – A.F.
A cette interrogation non plus, elle ne pourrait plus apporter d’explication.
Victor savait qu’ils avaient passé leur vie à se manquer. Peut être auraient ils pu être heureux, si l’époque avaient été différente. Peut être aurait elle pu combler ce vide qui l’avait rendu different des autres paons de Versailles, qui l’avait empêché de prendre femme comme le souhaitait son père. Peut être se seraient ils déchirés.
Mais tout aurait mieux valu que cette fin, que cette balle qui lui avait arraché le souffle et la vie, qui l’avait rendue inaccessible à ceux qui l’aimaient. Il n’avait même pas été là, lui, pour lui tenir la main dans ses derniers instants. Au crépuscule de sa vie il aurait aimé être celui qui l’aurait accompagnée au seuil de l’au delà, apaisant ses peurs d’un sourire. Etre à nouveau l’ami qu’elle avait cherché à lui à plusieurs reprises. Mais il était auprès de la reine, en ce jour sombre, et la nuit était tombée depuis bien longtemps lorsqu’on lui avait appris, enfin, la funeste nouvelle.
Girodelle ne se souvenait plus vraiment des heures qui avaient suivies. Dans un brouillard il se rappelait avoir écrit une lettre au roi, sa désertion, puis une autre à sa famille. Le reste n’était qu’images imparfaites et vides de sens. Il était devenu un fuyard, mais en ces jours d’insurrection qui chercherait vraiment à le retrouver ? Sa carrière était finie, mais la royauté avait d’autres préoccupations que de retrouver et passer aux armes un simple déserteur.
Lui ne retenait de ces derniers jours que sa quête effrénée pour retrouver l’héritière des Jarjayes. Son corps semblait s’être volatilisés, ses amis disparus. Quant enfin on lui avait parlé d’Arras, l’enterrement avait déjà eu lieu.
Même à l’heure du dernier adieu il avait été dit qu’ils devaient se manquer …
« Jacques ! »
L’enfant ainsi interpellé se précipita auprès de l’homme distingué qui se recueillait depuis plusieurs minutes sur les tombes. Il s’était tenu en retrait, patient, songeant avec délice à ce qu’il pourrait faire avec le louis d’or qui lui avait été donné pour montrer l’endroit ou se trouvaient les deux sépultures.
« Dis moi, enfant, tu m’as bien dis que ton père était médecin ? »
Jacques hocha la tête, empli de fierté
« Oui Monsieur
- Alors j’imagine qu’il sait lire…
- Oui da ! même qu’il a commencé à m’apprendre. Il voudrait bien que je prenne sa place, plus tard »
Girodelle coupa la verve du petit garçon d’un geste las, lui tendant une lettre cachetée dans un même geste
« Très bien. Vas lui porter cette lettre, alors, et fais vite, c’est important
-Oui Monsieur »
Comme bien des enfants de son age, Jacques aurait bien aimé savoir ce qu’il pouvait y avoir de si important à écrire, par une si belle journée d’été. Mais en voyant l’air lointain de celui qui pour lui resterait un « Monsieur », il comprit que la question ne devait pas être posée. Avant de tourner talons et de courir jusqu’à l’officine de son père, dans la vallée, le petit garçon grava dans sa mémoire les traits de Girodelle. Un jour, bien vieux, il raconterait à ses enfants qu’il avait vu un vrai noble. Il parlerait de l’élégance de sa mise, de l’ordonnance parfaite des ses boucles cendrées, de la régularité de ses traits, de la finesse de ses mains, de la douceur veloutée de sa voix. Mais il garderait pour lui cette impression de douleur sans fond se dégageant de chaque respiration de cet homme étrange. Il allait devenir médecin, pourtant, et la Camarde serait sa compagne de chambrée ,cependant jamais par la suite Jacques ne serait amené à côtoyer autant de désespoir.
Après un dernier salut de la tête, l’enfant se mit à dévaler la colline. Il était presque arrivé en bas lorsqu’il entendit une détonation lointaine, annonciatrice d’un orage que le ciel d’azur ne laissait pas présager.
Fidel a sa promesse, Jacques donna la missive à son père. Celui-ci, occupé par ses patients, ne pu la lire qu’au soir. Il n’eut à déchiffrer que quatre lignes.
Je ne vous demande pas de me comprendre, je ne demande pas à Dieu de me pardonner. Il est des vies qui perdent leur sens lorsqu’on les prive de leur évidence, la mienne est ainsi faite. Qu’il n’y ait pas de croix pour mon corps, mais, si vous êtes humain, enterrez moi aux pieds de celle ou est gravé « Oscar », la haut, sur la colline.
Victor de Girodelle.
Battues par les vents, délavées par la pluie, rongées par le soleil, deux croix continuent à se dresser au sommet d’une des collines ceinturant la ville d’Arras. Elles gardent leur secret, narguent de leur silence ceux qui s’y rendent en pèlerinage, veillent sur les corps qui leur ont été confiées par la volonté des mains et du couteau d’Alain de la Vigne.
Trois âmes s’y reposent |