Chapitre I. Le piège
- « Maudit ! Maudit soit le Colonel de Jarjayes, que le Diable l’emporte et putréfie ses entrailles !»
- « Encore une réflexion de ce genre et je vous tue… »
La dernière phrase avait été dite avec beaucoup de calme, presque sur le ton de l’aimable conversation : la voix posée et grave, légèrement teintée d’accents étranges venait non pas de proférer une menace mais une évidence. Suffisamment claire pour que l’auteur d’une si douce bénédiction se fige en plein élan. Le blasphémateur se retourna d’un bloc vers son adversaire.
- « Me tuer ? Voilà la meilleure ! Je suis curieux de voir ça. »
- « Et bien si vous continuez de dire des insanités sur le Colonel Oscar de Jarjayes vous n’allez pas tarder à voir. »
- « Ah parce que ce n’est pas sa faute si nous sommes ici peut-être, faits comme des rats ? Vous voulez que je me mette à composer une Ode à sa gloire pendant que vous y êtes : « O mon Beau Colonel, comme vous avez de belles Idées, comme vous êtes Intelligent de nous avoir précipité dans ce merdier, comme je voudrais vous étrangler vous et votre foutu org…rrkkkkhhh…… »
Le reste finit en un gargarisme étranglé quand une main-tenaille saisit le col d’un uniforme des Gardes Françaises pour le serrer de toutes ses forces, preuve qu’il ne s’agissait pas d’une plaisanterie : encore une ou deux remarques de ce style et il ne tarderait pas à y avoir un cadavre dans cet endroit déjà sinistre.
Alain de Soisson opta donc pour la prudence.
Non pas qu’il ne fut pas de taille à se défendre, au contraire il rêvait depuis quelques minutes d’en découdre sérieusement avec celui qui était là mais la perspective d’un ou deux nez cassés, de lèvres éclatées et diverses autres ecchymoses n’était pas envisageable pour le moment. La situation était déjà assez critique pour ne pas en rajouter en jouant les coqs de basse-cour. Il se calma aussitôt mais se dégagea d’un geste sec, préféra changer d’angle d’attaque ; tant pis pour cet énergumène d’aristocrate, ce suédois de malheur trop propre sur lui pour être fréquentable, mais lui seul ferait les frais de ses rancoeurs moqueuses désormais. Cela n’avançait pas à grand-chose si ce n’est de calmer ses nerfs, un moyen comme un autre de passer le temps.
Et l’attente promettait d’être longue…
De son côté, le Comte Hans-Axel de Fersen laissa partir sa proie avec un rien de mépris. Il lissa les manches de son habit de soie tout en réfléchissant à la vitesse de l’éclair. Même s’il s’était souvent trouvé en fâcheuse posture au cours de son existence, il devait bien admettre que cette fois-ci les circonstances étaient pires que tout ce qu’il avait connu. Et que ce rustre était loin d’avoir tout à fait tort.
Mais il y a des choses qui se font et d’autres pas et sa parfaite éducation lui refusait d’accabler un ami, quelles que soient ses fautes. Oscar de Jarjayes - malgré sa folle témérité parfois - ne pouvait être tenue pour responsable du désastre présent. Bien qu’un peu de jugeotte eut évité le pire…
Agacé de penser comme ce lourdaud de soldat finalement même si lui y mettait les formes, Hans-Axel fit quelques pas dans l’espace où ils se trouvaient.
Assez large malgré tout, l’endroit n’en était pas moins une geôle des plus rustiques : sol inégal en terre battue, parois taillées à même la pierre…Ils se trouvaient en fait dans une sorte de cellule aménagée à l’intérieur d’une grotte suintante d’humidité, sans la moindre source de lumière hormis la très mince ouverture au-dessus de leurs têtes, laissant filtrer un peu de ciel. Ce qui pour l’instant était parfaitement inutile puisqu’il faisait nuit noire. Enfermés comme des rats, oui…Et tout ça pour un tableau !
Le Comte suédois serra les mâchoires pour museler sa colère. Mais par tous les trolls de l’univers scandinave c’était vraiment trop ridicule à la fin ! Que n’avait-il mis en garde le Colonel du caractère louche de cette histoire, et ce dès le début.
Tout avait pourtant commencé de banale manière : depuis des mois divers objets de valeur disparaissaient dans les appartements privés de Ses Majestés, ce n’était que menus larcins sans importances et l’on avait d’abord soupçonné les femmes de chambre de se servir en flacons de beauté et autres crèmes fabriquées tout exprès pour la Reine Marie-Antoinette.
Mais lorsque le Roi s’était aperçu que certains de ses effets personnels subissaient le même sort, que bijoux d’apparat et boucles de souliers en diamants étaient du jour au lendemain introuvables l’affaire avait pris soudain une singulière ampleur.
Le doute n’était plus possible, un ou plusieurs voleurs agissaient en toute impunité au sein même du Palais de Versailles. Le paroxysme fut atteint lorsque le cabinet très secret de Sa Majesté fut « visité » : un tableau des plus compromettants y avait été dérobé, cadeau du Roi Louis XV pour entretenir les ardeurs amoureuses de son petit-fils auprès de sa jeune épouse. Il était déjà plus ou moins de notoriété publique que le Roi n’était pas très agile en la matière, avec cette oeuvre circulant en toute liberté le doute n’allait plus être permis. La souveraine étrangère était déjà au centre de bien des scandales, le Comte n’était que trop au courant : le bas peuple se délectait des chansons grivoises que l’on faisait sur lui. L’Amant de la Reine, voilà le seul titre qu’il avait récolté à la Cour de France, qui circulait désormais partout. Et le soupçon est pire que la vérité, trop tenace pour s’en défaire un jour.
Ce vol grotesque, s’il venait à être connu, ne pouvait qu’entretenir la calomnie, l’amplifier vers des proportions gigantesques impossibles à contenir. Avec acharnement ce secret avait été enfoui, on avait tremblé à l’idée que ces malandrins sans scrupules le livre en pâture à la foule…puis respiré de soulagement lorsque un message arriva quelques jours plus tard : le tableau ne serait rendu qu’en contrepartie d’une très forte somme.
Evidemment, l’argent…mais comment croire que ce serait si simple ? Voilà où Fersen était bien obligé de rejoindre l’avis de ce rustre d’Alain de Soisson. Oscar s’était fourvoyée sur toute la ligne.
Elle avait jugé à juste raison qu’elle ne pouvait se charger elle-même de la remise de rançon.
Un si haut officier allant par les sous-bois aurait eu de quoi éveiller les curiosités, il avait du en convenir. C’est d’ailleurs pour cela qu’il avait proposé la solution la plus logique : qui pourrait s’étonner de voir le Comte de Fersen partir pour un petit voyage d’agrément ? Les routes étaient peu sûres, pas étonnant non plus d’être accompagné par un soldat des Gardes Françaises…André s’était bien-sûr immédiatement proposé mais Oscar lui avait préféré Alain de Soisson, un homme qu’apparemment elle respectait beaucoup. On se demandait bien pourquoi ! Un noceur, un maroufle sans éducation, qui ne daignait obéir à aucune autorité ! Hormis celle de son Colonel, évidemment…et encore, de façon beaucoup trop effrontée au goût de Fersen.
Et dire qu’ils allaient devoir passer les prochaines 48 heures ensemble dans cet endroit infect, plus peut-être. Au vu des derniers évènements l’optimisme n’était plus de mise : un des malandrins avaient eu l’heureuse idée de les reconnaître, lui, Comte de Fersen surtout, et sans plus de discours les avait ligoté comme des ballots pour les mener ici, un sac de jute sur la tête. Dans un coin perdu de quelque forêt crasseuse, un village abandonné…comment savoir. Bien entendu l’amant de la Reine de France et un soldat valaient bien plus qu’un vulgaire tableau, si érotique fut-il. Obligés de croupir ici en attendant que le royaume daigne payer le tribut que ces fripouilles exigeaient. Et pour combien de temps ?
Alors qu’il aurait été si simple pour Oscar de les faire suivre discrètement et veiller à la bonne marche de cette odieuse transaction ! Cette femme-soldat était parfois trop naïve décidément !
Mécontent contre lui-même de cette pensée peu charitable, Fersen fut soudain distrait par le bruit du verrou. Un homme portant cagoule surgit pour leur lancer un quignon de pain comme on le ferait à des chiens pestiférés. Scandalisé le Comte suédois voulut se précipiter mais ce fut la porte close qui accueillit sa fureur ; et le visage masqué de rire à travers la lucarne ornée de barreaux très solides.
- « Du calme l’aristo ! Pas la peine d’user ta salive pour rien, tu devras de contenter de ça. Et je te conseille de manger, t’en auras besoin ! »
Le rire sadique s’éloigna, laissant le Comte tout à sa colère. Une voix désinvolte derrière lui y fit écho.
- « Vous commencez à comprendre maintenant ? Vous aviez cru quoi, qu’ils allaient nous servir des petits fours dans de la belle vaisselle d’argent comme vous en avez l’habitude ? »
Fersen respira un bon coup pour empêcher son poing de se dégourdir sur le visage du soldat. Il fit face, l’œil mauvais.
- « Monsieur de Soisson, autant vous le dire très franchement : je ne vous aime pas, mais alors pas du tout, vous et vos manières de garçon de foire. Aussi je vous serai infiniment gré de ne plus être aussi familier jusqu’à ce que cette désagréable situation ne prenne fin. »
Un rire mordant lui répondit.
- « Aha non mais écoutez-le ! Parce que vous croyez que je vous apprécie, moi, peut-être ? Sauf votre respect vous avez l’air d’avoir avalé la canne de mon grand-père avec cette façon de mépriser les gens ! Comme si vos bonnes manières nous étaient utiles ici. »
- « Monsieur de Soisson, si vous continuez sur ce terrain vous allez au-devant de graves ennuis… »
- « Et quoi, tu vas me casser la gueule ? »
- « Ne me tutoyez pas. »
- « Oh pardon votre Excellence, j’ignorais qu’il fallait continuer à vous donner du « Vous » même quand nous sommes au beau milieu du trou du cul des Enfers ! Demain matin, désirez-vous que je Vous réveille peu avant midi ? Avec des brioches aussi ? A moins que Vous ne voulassiez un bain chaud, à bonne température pour ne pas brûler votre superbe et noble fess… »
Cette fois le coup partit sans hésitation. Alain secoua la tête comme un taureau furieux, la lèvre légèrement fendue. Surpris que Fersen ait une si bonne droite le soldat se jeta sans hésiter lui aussi sur cet homme, lança son poing…et ne rencontra que le vide : prévenant l’attaque le suédois s’était baissé et acheva la bagarre d’un splendide uppercut au foie.
Sonné, Alain se retrouva par terre son orgueil en lambeaux.
- « Ça tu me le paieras… » grogna t-il.
Le Comte haussa dédaigneusement les épaules et s’éloigna.
La tentation fut si forte de se lever pour pulvériser tant de prétention qu’Alain dut crisper sa main pour se retenir. Il se contenta de cracher à terre quand il faut debout, et se jura de prendre bientôt sa revanche. Le jeune homme sourit bientôt pour lui-même, énigmatique. Sa revanche, oui…et de quelque manière que se soit…
Les 48 prochaines heures promettaient d’être très…surprenantes finalement. |