Le Piège de Bergür
Bergür (Norvège), 15 août 1789.
Chapitre 1
Voici donc où vit Erik Helgard de Fersen, l'oncle de Hans Axel de Fersen. Plusieurs semaines de navigation par tous les temps nous ont été nécessaires pour arriver jusqu'ici. Franchement, je n'aurais jamais imaginé que l'on puisse habiter dans un pareil endroit.
La Révolution nous a miraculeusement épargnés, Oscar et moi. Alain aussi s'en est sorti vivant et il demeure l'un de nos meilleurs amis. Le Général de Jarjayes, tout d'abord furieux d'apprendre qu'Oscar avait pris le parti du peuple et avait ainsi grandement contribué à la prise de la Bastille, lui a pardonné lorsque le peuple de France, aux portes du château des Jarjayes, avait refusé de faire du mal à la famille de celle qui les avait si bravement aidé. Loin de salir le nom des Jarjayes, Oscar l'a grandi. Et le Général a donc fini par l'en remercier.
Oscar et moi vivons désormais notre amour au grand jour...ou presque. Si le Général ne s'y oppose pas, il demeure toutefois fidèle aux traditions et refuse catégoriquement de nous laisser partager nos nuits en dehors du mariage. Pourquoi n'ai-je pas encore demandé sa main ? Parce qu'au lendemain de la Révolution, le comte Hans Axel de Fersen nous a proposé de l'accompagner en Norvège. Il nous a dit devoir rendre visite à son oncle pour régler des affaires de famille et pensait qu'Oscar et moi aimerions sans doute nous éloigner de la fureur, du sang et des larmes de France pour quelques temps. Nous avons accepté avec plaisir. Fersen ne m'inspire plus aucune jalousie. Il m'est devenu amical et je vois bien que cela fait plaisir à Oscar. Mais je m'écarte du sujet ! Pourquoi donc n'ai-je pas encore demandé Oscar en mariage ? Parce que, tout bêtement, dans la précipitation de la Révolution et du départ pour la Norvège, j'ai complètement oublié d'acheter une bague ! J'espère avoir l'occasion d'en trouver une les prochains jours.
Nous chevauchons tranquillement en direction de Manoir de Bergür, demeure de Hans Helgard de Fersen. Le voyage a été agréable et paisible. Au port, nous avons été chaleureusement accueillis par une poignée de serviteurs envoyés par l'oncle de Fersen afin qu'ils nous mènent jusque chez lui. La population locale aussi semble aimable. Tous ont des carrures impressionnantes, ce qui n'a rien d'étonnant vu le climat ! Fersen semble heureux de retrouver les pays nordiques. Oscar et moi chevauchons côte à côte et observons les paysages sublimes qui se révèlent sous nos yeux, rivalisant de couleurs et de lumière.
_ Alors, André ? Qu'en penses-tu ?
Fersen attend ma réponse avec impatience. Les fjords norvégiens, les chalets en bois au bord de l'eau et les ours comme seuls voisins constituent l'idéal de vie de son oncle. Je répond :
_ C'est superbe ! Je regrette de ne pouvoir pas admirer ce pays de mes deux yeux, croyez-moi !
Oscar se retourne vers moi et m'observe d'un air désolé. Je regrette déjà mes paroles. Comment ai-je pu oublier qu'elle se sentait coupable pour mon oeil gauche ? Je lui prend doucement la main et lui murmure :
_ Ne t'en fais pas mon Oscar. Je vois suffisamment pour t'admirer et n'oublie pas que c'est moi qui avais délibérément décidé de retirer ce bandage, autrefois...
_Tu l'as fait pour me sauver. Je n'aurais pas dû te mêler à cette histoire.
_ Ne ressasse pas le passé Oscar, et profitons ensemble du présent. Je ne regrette pas mon geste. Je t'aime.
_ Je t'aime, André.
_Eh les amoureux ! Je ne veux pas vous déranger mais nous arrivons au manoir de Bergür ! s'exclame Fersen.
Devant nous se dresse une majesteuse demeure de marbre blanc et de bois. On devine une douceur infinie entre les teintes, une harmonie parfaite entre la modernité du manoir et l'aspect sauvage des alentours. Un peu plus loin, au centre du fjord, se trouve une petite île. Un homme d'âge respectable vient à notre rencontre. Il monte un étalon bai clair, fringuant et nerveux. Son regard est joyeux. Pourtant, je décèle en lui une sorte de tristesse, ou de grande peur. Je n'ai pas le temps de le détailler davantage. Fersen se précipite vers lui :
_ Bonjour mon oncle ! Comment allez-vous ?
_ Bien, Axel, très bien ! Ah mais je vois que tu n'es pas venu seul ! Soyez les bienvenus dans mon humble demeure, messieurs...?
_ Oscar François de Jarjayes, M. de Fersen. Et voici mon compagnon, André Grandier.
_ Ah ,vous êtes la fameuse femme-soldat dont Axel m'a tant parlé ?
_ Eh bien, je...
_ N'en dites pas plus ! Je suis fier de vous rencontrer ! Vous aussi, M. Grandier. Axel m'a parlé de votre dévouement et de votre amour à toute épreuve envers Mlle. de Jarjayes. Sachez que vous êtes ici chez vous.
_ Nous vous remercions sincèrement, M. de Fersen.
_Ce n'est rien, voyons...Axel, tu leur feras visiter, n'est-ce-pas ? Je dois malheureusement vous laisser, j'ai quelques affaires à régler à Bergür, je serai de retour pour le dîner. A ce soir, mes amis !
_ A ce soir, mon oncle.
Nous le regardons s'éloigner. Puis Oscar interpelle Fersen et lui demande pourquoi son oncle a l'air si préoccupé. Fersen prend un air gêné :
_ C'est à cause d'une vieille légende que les gens racontent par ici. Une histoire à propos de cette île, au milieu du fjord. Je n'en sais pas plus, si ce n'est qu'aujourd'hui est un jour particulier. C'est pour cette raison que mon oncle est un peu tendu.
Par la fenêtre de la chambre qui nous a été attribuée, à Oscar et à moi, je promène mon regard sur cette mer bleu foncé, coincée entre les hautes montagnes. L'île ressemble à un vaisseau de pierre, flottant miraculeusement au centre de cette vallée glaciaire engloutie par les eaux. Quelques arbres penchés y encadrent un amas de ruines : les restes d'un donjon et quelques tours rongées par le temps. Oscar vient me rejoindre pour se blottir dans mes bras. Je penserai à cette île plus tard. Pour le moment, ma priorité, c'est elle. |