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La Barque des Morts

Chapitre 1

- Alors, André, la forme ?
A la barre de son canot de pêche , un ami de mon défunt père, le capitaine Michael Legoaster mâchonne un brin d’herbe humide .
- La dernière fois que je t'ai pris à mon bord , tu n'étais pas plus haut qu'un casier à homard !
Cette seule phrase suffit pour qu’Oscar pouffe de rire devant mon visage qui devait être parfaitement ahuri . Oscar... les années avaient beau passer , elle n'avait rien perdu de sa beauté . Ni de son caractère ,d'ailleurs ! Quoi qu'il en soit , nous étions venus passer un peu de temps sur la petite île de Kuziadenn , loin de l’agitation de Versailles . Oscar voulait prendre un peu de repos et m’avait demandé de l’accompagner, pour mon plus grand bonheur. L’île de Kuziadenn appartient à la famille des Jarjayes depuis des siècles et lorsque nous n’y sommes pas, elle est totalement inhabitée . " Kuziadenn » ... un nom breton. Quoique ... un des ancêtres d’Oscar, Yvonnig de Kerkadec , était breton et avait donc légué à Kuziadenn une bonne part des vieilles légendes de cette partie de la France . Mais je ne m'y étais jamais intéressé de près .
A l'avant du canot , Legoaster pointe son doigt vers une vieille bâtisse surmontée d'une tour .
- Tu la reconnais , André ? me demande-t-il .
Puis il se penche vers nous et chuchote :
- Etes-vous au courant que le fantôme est revenu ?
- Le fantôme ? Quel fantôme ? questionne Oscar tout en essayant sans succès de rester sérieuse et de dissimuler le rire qui manque de s'échapper de sa gorge .
- Mais enfin , André ne vous a pas dit que l'île est hantée ?!? A moins qu'il ne le sache pas lui-même ...
- Hantée ? répète Oscar .
- Ma doué, mais bien sûr ! Certaines nuits , quand le vent de nord-ouest souffle fort , on aperçoit une lueur dans l'ancienne tour, comme si on avait allumé une bougie . On ne l'avait pas vu depuis longtemps , mais là , ça fait bien deux mois que plusieurs d'entre nous l'ont aperçu , la nuit , pendant la pêche . Il paraîtrait que ce serait le fantôme d'Yvonnig qui attend son départ pour le royaume des morts ...
Je sursaute :
- Yvonnig ? L’ancêtre d’Oscar?
- Ouais , mon gars ! Quatre cent ans qu'il attend , le pauvre ! Remarquez , vu les horreurs qu'il a commises , il l'a mérité , sa punition ! Mais je préfère me taire , ça porte malheur de parler des vieilles histoires ...
( c'est probablement n'importe quoi , mais Oscar et moi , ça nous amuse )
- Non , non , continuez , quelle est l'histoire du fantôme ?
- Pas question , coupe le capitaine , on va s'attirer le mauvais sort . J'en ai déjà trop dit .
Legoaster se tait . Même enfant , lorsqu'il prenait cette expression, je n'avais jamais su dire s'il était sérieux ou non .
Le bateau approche du vieux quai et y accoste en douceur . Nous déchargeons les bagages et les caisses de provisions ; puis Legoaster repart vers la côte au son des vagues qui s’entrechoquent dans une joyeuse ritournelle. Nous voilà seuls sur l'île . Regards en biais l'un vers l'autre , deux sourires ravis et de grands éclats de rire finissent par retentir sur la baie sablonneuse , à la tombée du jour .

Chapitre 2

Les jours suivants , nous passons des heures à faire de la plongée en apnée , au milieu des rochers . Oscar aimerait explorer le Roh Du , c'est-à-dire la " roche noire » , un petit récif qui affleure à la surface , en face du quai de Kuziadenn .
La plupart du temps , il est immergé ; seuls quelques remous sont visibles .
Mais je refusais catégoriquement . Il y a des courants violents dans ce coin .
Du coup , Oscar ne cesse plus d'essayer de me convaincre . Je résiste sans broncher à ses argumentations qui finissent toujours par tomber à l'eau (c'est le cas de le dire ) jusqu'au moment où elle m'attaque de plein front en me lançant des paroles plus tranchantes pour moi que la lame d‘un couteau :
- Tu es désespérant ! Où est passé le véritable André Grandier, celui que je connais depuis si longtemps, celui qui n’a jamais fui devant le danger ?
( je sens une bouffée d'indignation monter en moi tandis qu'elle savoure l'effet de ses paroles )
-Bon, d’accord,, ça va , tu as gagné : on ira explorer le Roh Du . Mais si il y a un problème , tu ne pourras pas dire que tu n'auras pas été prévenue ...
- Ah , tout de même ! C'est triste qu'il faille recourir à ce genre de stratagème pour te convaincre, tu ne trouves pas ?
Elle avait toujours cette lueur ironique dans le regard mais elle me souriait
- Evite simplement de me redire ça…
Nous rentrons dans la salle à manger pour le déjeuner . Un tableau est accroché au-dessus de la table : le décor est facilement reconnaissable , c'est l'anse de Kuziadenn avec son quai, qui devait être neuf à l'époque . Une barque est couchée sur le sable . Au premier plan , il y a un portrait : celui d'Yvonnig de Kerkadec . A chaque repas , j'ai l'impression désagréable d'être observé ; c'est sûrement à cause de cette histoire de fantôme ...
- D'après le calendrier des marées , la mer sera basse à 21 heures . On partira avant pour ne pas être gênés par les courants.

Chapitre 3

Dans la lumière du soleil couchant, nous nous préparons sur la plage. En bonne et due forme de galanterie, je me glisse en premier dans l'eau ( ouuh, pas chaude...)
Le soleil est déjà bas sur l'eau, et ses rayons n'éclairent plus le fond de la mer. A quelques mètres sous la surface, des algues brunes ondulent comme de longs tentacules. En pas moins de cinq minutes, nous atteignons le récif.
- Bon , ben ... allons-y !
Nous nageons autour du récif; puis Oscar prend une grande inspiration, se plie en deux et... seules ses jambes, longues et fines, sortent de l'eau, avant de disparaître dans l'obscurité. Depuis la surface, j'ai du mal à la suivre des yeux. La tâche claire de sa peau s'assombrit jusqu'à se dissoudre sous les rochers et les secondes commencent à défiler, imperturbables, tandis que je scrute le fond de l'eau. Oscar devrait bientôt remonter. Toujours rien.
Elle peut retenir sa respiration assez longtemps mais tout de même...(je commençais sérieusement à m'inquiéter)
Et ce fichu soleil qui continuait à poursuivre sa course dans le ciel sombre, totalement indifférent à nos ennuis !
Ce n'est pas possible, il est arrivé quelque chose !

Chapitre 4

Tout à coup, j'entends une voix, comme dans un rêve :
- André, je suis là, dans le rocher !
Tour d'horizon autour de moi : personne...
- André, c'est fantastique, je suis DANS le rocher, juste à côté de toi ! Si tu voyais ta tête !
(c'est ça... Très drôle)
La voix d’Oscar sort de la roche, par de petites ouvertures que j'aperçois entre deux colonies de berniques.
- Viens me rejoindre, continue-t-elle. Descends à la verticale, tu vas trouver une faille, c'est l'entrée !
Je plonge tête la première dans la nuit fraîche et trouve la faille en question : je m'y glisse lentement entre les deux énormes mâchoires de granit pour finalement déboucher dans une petite caverne, à peine éclairée par les dernières lueurs du jour.
Oscar est là, frissonnant dans l'humidité.
- C'est fou ! (je ne trouvais rien de mieux à dire)
Par une étroite ouverture, j'entrevois la surface sombre de la mer et la côte qui se détache encore sur le ciel. Mais brusquement, un courant d'air glacé pénètre dans la caverne. Une odeur nauséabonde se répand, une odeur qui me donne franchement envie de vomir.
- Qu'est-ce que c'est que cette odeur ? s'inquiète Oscar. Ne me dis pas que c'est toi ?
- Vraiment très spirituel... évidemment que ce n'est pas moi !!!
En revanche, ce que c'est, là, bonne question...
Puis la nuit semble nous envelopper d'un seul coup ; c'est alors qu'Elle apparaît, immense, debout , immobile, enveloppé d'un brouillard putride et elle nous fixe.
(mais ce n’est pas possible, voilà que j'ai des hallucinations !)
Au premier regard, je l'aie reconnue : enveloppée dans son long manteau noir, sa faux à la main, et sous la capuche ce visage, ou plutôt cette absence de visage, ces deux orbites vides qui brillent d'un étrange éclat sans lumière... C'est le Spectre, la Mort elle-même ! Je suis incapable de faire un seul geste.
(et visiblement, je ne suis pas le seul à être victime d'hallucinations si j‘en crois le visage de ma chère Oscar).

Chapitre 5

Oscar pousse un cri à me déchirer les tympans puis elle se raidit, le visage figé dans une expression de surprise. Ses yeux devenus vitreux regardent le Spectre, droit devant elle, et elle se met finalement à parler. Mais la voix qui sort de sa bouche n'est pas la sienne :
- Ecoutez-moi, écoutez bien...
On dirait que la Mort parle à travers elle, d'une voix sinistre et grinçante.
- Il y a longtemps, Yvonnig de Kerkadec a commis des crimes abominables. Quand je suis venu le chercher pour l'emporter, il avait la conscience si lourde qu'il aurait fait chavirer la Barque des Morts.
Oscar est toujours là, immobile. Seules ses lèvres bougent au ralenti. Des gargouillis répugnants font couler un filet de bave sur son menton (elle se serait vu, je n'ose même pas imaginer sa réaction). Je tente de la toucher pour qu'elle revienne à elle mais seulement...
- Ah !
Je pousse un cri de douleur. Une main invisible me serre le bras avec une force inimaginable et m'empêche de faire un geste.
La voix continue de parler via la bouche d’Oscar :
- J'ai refusé qu'Yvonnig embarque. Je l'ai condamné à rester sur Kuziadenn jusqu'à ce que les deux Elus, l'un homme , l'autre femme, accomplissent le rite . Ils devront être réunis par leurs lointaines origines et leur enfance commune, sans distinction quelconque, car l'on ne sait qui l'on est que si l'on sait d'où l'on vient. Alors seulement, Yvonnig pourra monter dans la Barque des Morts.
J'éprouve des difficultés considérables à comprendre ce qu'Elle dit, mon cœur bat à tout rompre dans ma poitrine et fait beaucoup trop de bruit...
- Yvonnig a laissé un message sur Kuziadenn dans lequel il explique comment accomplir le rite. Dans trois jours, aux douze coups de minuit, ce sera l'anniversaire de la mort d'Yvonnig. Tri diou, kreiznoz ! Cherchez et trouvez LE message, sinon... c'est VOUS qui paierez pour lui et embarquerez dans la Barque mortuaire !
Aussi soudainement qu'Il est apparu, le Spectre disparaît, et son rire se perd en un dernier souffle particulièrement malodorant.
La force qui me serrait le bras me relâche d'un coup. Je me précipite vers Oscar et la prend doucement dans mes bras. Elle est glacée, mais je peux sentir les pulsations de son sang. Elle vit. Nous restons ainsi, silencieux, tremblants, pendant de longues minutes.
Alors seulement Oscar réagit ; sans un mot ni un regard, elle se dégage de mon étreinte puis lève la tête vers la paroi rocheuse : là où quelques instants plus tôt se tenait la Mort, le faisceau blanchâtre éclaire une sculpture, un étrange bas-relief gravé dans le granit. Il représente une barque, à bord de laquelle se tiennent trois personnages : un homme avec une corde autour du cou, un soldat armé d'un sabre et un squelette.
Je me rends brusquement compte que nos pieds baignent maintenant dans l'eau fraîche :
- La mer monte, dis-je. Il faut sortir d'ici.
J'entraîne Oscar par la main et la lui tiens pour nager (je ne l'ai jamais vue aussi pâle) jusqu'à ce que nous retrouvions enfin la plage. La nuit s'est presque complètement abattue sur nous.
Un peu bêtement, je lui demande :
- ça va ? Tu te souviens de ce qui t'est arrivé ?
Oscar hoche la tête ; elle a retrouvé sa voix normale :
- Mon corps ne m'obéissait plus...
- La Mort ! On a vu la Mort ! Tu te rends compte ?
- Oui... et d'ailleurs, ce n'était pas n'importe quelle Mort, André…
- Pardon ?
- C'était l‘Ankou, André. La Mort Bretonne.
- Quelle différence entre la Mort et la Mort Bretonne ? Et puis, comment le sais-tu, de toute façon ?
- Tu l'as entendu, non ? Tri diou kreiznoz, c'est du breton ; mais je ne sais pas ce que ça signifie.
-Formidable,Oscar, ça nous avance vraiment beaucoup. Et pourquoi ça nous tombe dessus, à ton avis ?
- Aucune idée. Enfin, si, pour moi, c'est logique : je descends d'Yvonnig,non ? Pas besoin de chercher plus loin. Mais pour toi, là , c'est une autre question…
- Merci pour ton soutien, Oscar, je n'aurais pas pu trouver mieux.
- André...
-D’accord... mais c'était peut-être une hallucination, à cause de la profondeur...
- Gros malin, et ça, c'est un mirage ?
Oscar me montre son bras : il porte une marque rouge, comme si l’on avait serré une corde autour et sur mon bras... la même marque est visible.

Chapitre 6

Oscar réfléchit à haute voix :
- L'Ankou a dit qu'Yvonnig sera libéré lorsque les deux Elus accompliront le rite. Et il faut que ce soit un homme et une femme, c'est évident. Maintenant, reste à savoir pourquoi, sans compter que nous n'avons que trois jours pour le découvrir, sinon on aura vraiment l‘éternité pour chercher la solution...
(c'est bon , pas besoin de me le rappeler à tout bout de champ)
Tout à coup, une image me revient :
- La barque ! Celle qu'on a vu dans le Roh Du , elle ressemble à une peinture qui se trouve dans la chapelle de Kuziadenn !
- Tu en es sûr ?
- Sûr et certain ; j'en mettrais ma main au feu !
- Très bien, on y va !
Nous courons jusqu'à la vieille chapelle, isolée au milieu de la lande. La porte s'ouvre en grinçant tandis que nous reprenons notre souffle et que j'allume une torche.
- Allons voir...
Je fais lentement le tour de l'autel, rongé par le temps, fendu de haut en bas. Au pied, une maquette de bateau tombe en poussière.
- Mouais, dis-je, ça ne nous avance pas vraiment...
Mais Oscar semble littéralement fascinée par le haut du mur, sur lequel nous devinons une fresque à moitié effacée.
- Regarde ! me lance Oscar.
La fresque en question représente une farandole de personnages vivants - les uns riches, les autres pauvres - et morts qui se tiennent par la main. Ils dansent avec la Mort, devant laquelle nous sommes tous égaux. L'un des squelettes se tient debout à l'avant d'une barque...
- Le même que celui de la caverne, affirme Oscar.

Chapitre 7

Ne trouvant rien de plus, nous quittons la chapelle d'un pas fatigué. Dehors , un petit vent frais balaie la lande et vient doucement lécher nos visages. J'ai l'impression de marcher au ralenti.
- Il y a deux solutions possibles, m'annonce Oscar. Ou on se dit que c'est un cauchemar et on en rigole, ou on se dit que tout ça est vrai et...
- Pour être tout à fait franc avec toi, je n'ai pas vraiment envie de rigoler. J'ai surtout envie de filer d'ici.
- Eh bien, c'est parfait parce que moi aussi, figure-toi ! Te souviens-tu d’un moyen de nous faire traverser la mer ?
- Hmmm..., il y a bien la petite barque que prenait ton père pour nous balader avec quand nous étions petits. Elle doit se trouver dans l'ancienne grange.
- Oui, tu as raison ! Alors, qu'est ce qu'on attend ?
Nous dévalons le sentier comme des éperdus et, après une course folle, nous arrivons à la grange pour la fouiller de fond en comble et trouver la barque qui était censée nous amener loin de cet endroit. Mais je laisse échapper un soupir :
- Pourrie. Complètement foutue.
Oscar, de colère, frappe sur la coque de son poing qui traverse le bordé qui lui-même éclate dans un bruit sec.
- Tu crois qu'on peut la réparer, André ?
- Laisse tomber, c'est la peinture qui la tient debout.
Nous remontons à la maison en traînant la patte. Si seulement Legoaster avait l'idée sublime de passer, là, tout de suite ! On lui ferait une de ces fêtes ! Mais pour le moment, nous sommes bel et bien coincés sur Kuziadenn.
Une boule dans la gorge, au niveau de ma pomme d'Adam, je résume la situation d'un ton las :
- Reste à trouver le message d'Yvonnig...

Chapitre 8

Le lendemain matin, je me réveille fatigué, en sueur. Je ne me souviens pas avoir aussi mal dormi depuis longtemps : l'Ankou me poursuivant en agitant sa faux, un voyage en bateau en compagnie de squelettes, des pieuvres nous attirant vers le fond de la mer, la suffocation, etc...
Oscar est déjà attablée devant un frugal petit déjeuner mais personnellement, je n'ai vraiment pas faim. Sans compter que ce fichu portrait d'Yvonnig est toujours là, comme pour nous rappeler à l'ordre. Je tourne en rond, fais les cent pas, m'assieds, me relève... je dois vraiment être secoué, j'ai l'impression que ce portrait me suit du regard. J’essaye de faire une analyse de la situation :
- La barque sculptée du Roh Du nous a déjà mené quelque part : on a retrouvé le squelette dans la chapelle, et il est probable qu'elle joue un rôle dans toute cette histoire. Il doit également y avoir, sur l'île,un pendu et un soldat armé d'un sabre...
- André, tu te souviens de ce qu'a dit l'Ankou ?
- Quoi ?
- Que les Elus devaient être réunis par leurs lointaines origines... car l'on ne sait qui l'on est que si l'on sait d'où l'on vient.
- Oui, et alors ?
- Alors , ça veut dire que tu as forcément toi aussi un ancêtre d'origine bretonne, ayant vécu à la même époque qu'Yvonnig et peut-être même que leurs chemins respectifs se sont croisés un jour. Mais de quelle manière ?
- Un ancêtre d'origine bretonne... laisse-moi réfléchir un instant... oui,maintenant que tu m'y fait penser, Grand-Mère m'a une fois parlé d'un certain breton ,Jehan, qui aurait vécu au XVIème / XVIIème siècle, à la même époque que La Fontenelle.
- La Fontenelle ?
- C'était un bandit. Dès l'âge de 15 ans, avec sa bande de truands, il terrorisa toute la Bretagne. Puis il fut arrêté, condamné au supplice et exécuté à Paris en 1602.
- Tu m’impressionnes, André ! Allons voir au grenier, nous y trouverons peut-être des indications ? Qui sait ?
Ce grenier est un véritable bric-à-brac. Dans la pénombre et la poussière s'entassent des caisses, un vieux cheval de bois, des piles de journaux...et j'en passe et des meilleures !
- Eh bien, Oscar,on n'a pas fini de chercher...
- Tu as une meilleure solution à proposer ?
- Non.
- Dans ce cas...
Nous inspectons chaque recoin. Après avoir avalé une bonne dose de poussière, il me semble trouver quelque chose d'intéressant : c'est un cahier extrêmement vieux, couvert d'une écriture fine. Je commence à la déchiffrer et, soudain, pousse un cri de surprise :
- L'histoire d'Yvonnig !
Oscar vient s'asseoir à côté de moi, prenant appui sur mon épaule. Des frissons parcourent tout le long de mon corps.
D'après ce que je comprends, ce cahier appartenait à un arrière grand-oncle des Jarjayes qui avait fait de grandes recherches sur la vie de l’ancêtre d’Oscar. Je lis à haute voix :
- « Yvonnig de Kerkadec était un compagnon de La Fontenelle, un chef de bande qui vécut à la fin du XVIème siècle. Ensemble , avec leur petite armée de bandits, ils décimèrent la Bretagne ,notamment la région de Douarnenez. La Fontenelle était réputé pour sa cruauté et finit par être exécuté à Paris. »
Après quelques pages, je commence à comprendre pourquoi Yvonnig avait la conscience trop lourde. Je reprends anxieusement ma lecture :
- « C'est à cause du massacre de Penmarc'h ! Yvonnig et la bande attaquent la ville...Yvonnig fait irruption dans une maison , tue toutes les personnes s'y trouvant et s'aperçoit après coup qu'il vient d'égorger la famille de JEHAN, son ami d'enfance ! Il ne savait même pas que ce dernier s'était installé à Penmarc'h car Jehan l'avait renié depuis qu'il était devenu un criminel... »
- Quelle horreur ! souffle Oscar en fronçant les sourcils.
Je murmure :
- Et voilà. Si Yvonnig n'avait pas tué Jehan, nous n'aurions pas le couteau sous la gorge à notre tour...

Chapitre 9

A l'aube du deuxième jour, j'ai encore plus mal dormi que la veille. Le vent n'a eu de cesse de souffler et il fait un temps à ne pas mettre un noble dehors !
Il est environ 10 heures du matin lorsque nous apercevons un canot approcher de la côte de Kuziadenn mais, étrangement , ce n'est pas celui de Legoaster...
- Qui que ce soit, je l'embrasse ! s'exclame Oscar.
- Je te demande pardon ?!?
- C'était une façon de parler, André. De toute manière, on ne lui laisse pas le temps de s'amarrer et on file d'ici !
- Je me demande si...
- Si quoi, maintenant ?
( ah...prudence fortement recommandée vis-à-vis d’Oscar)
- Si c'est vraiment la bonne solution. Cette histoire de rite, j'y crois. J'ai la sale impression que même si on allait se planquer en plein Atlantique, l'Ankou nous retrouverait ! Nous n'avons pas le choix : trouvons le message et annulons le sort !
Oscar est comme foudroyée. Ce serait si facile de sauter dans cette barque et de dire adieu à cette île de malheur ! Elle me regarde droit dans les yeux, jugeant la cohérence de mes propos, puis murmure :
- Tu as sans doute raison.
Un type à la barbe phénoménale que je n'ai encore jamais vu accoste le quai.
- Legoaster est malade, nous explique-t-il. Il m'a demandé de venir aux nouvelles.
- Malade ? Demande Oscar en blêmissant . Qu'a-t-il ? C'est grave ?
Le bonhomme soupire :
- On n'en sait fichtre rien. Il était en pleine forme, et, hier matin, paf ! Il s'apprêtait à venir vous voir avant de se retrouver face contre terre, avec une tête de cadavre. Il s'est couché mais il est gelé, même sous quatre couvertures de laine. Le toubib ne comprend pas, il ne voit rien d'anormal.
Encore un événement étrange ! Et si ce malaise n'était pas un hasard ? Legoaster savait des choses sur cette histoire de fantôme, il aurait pu nous aider. Mais tout est en train de se dérouler comme si on voulait nous empêcher de lui parler !
- Et pour vous ? demande le marin. Tout se passe bien ?
Oscar et moi échangeons un bref regard, du style «lui dire ou ne pas lui dire ? Telle est la question »... Oscar me fait «non» de la tête. Je me retourne vers le bonhomme et affiche un sourire serein.
- Nous ? Nous ne pourrions pas aller mieux ! dis-je sur un ton enjoué.
Après quelques nouvelles, Oscar l'interroge :
- Nous voudrions savoir si... quelqu'un a déjà été pendu sur l'île de Kuziadenn ?
Le type repousse sa casquette bleue sur le haut de son front :
- Pendu ? Ma doué, vous êtes de sacrés drôles, vous deux ! Qu'est-ce que vous leur voulez, aux pendus ?
Je réponds immédiatement avec une pointe d'agacement dans la voix :
- Oh, rien... juste leur passer la corde au cou, comme à tout pendu digne de ce nom.
- Je vous demande pardon ?
Oscar prend le relais en souriant :
- Hmmm... c'est une simple curiosité.
- Je n'ai jamais entendu parler d'une pendaison sur l'île, explique le marin. Les exécutions, dans l'ancien temps, c'est au Menez Kroug qu'elles avaient lieu, sur le continent. Ce n'est pas pour amuser les étrangers qu'on l'a appelé comme ça !
- Ah ? Qu'est-ce que cela signifie, au juste ?
- C'est du breton, bien entendu, ça veut dire le Mont de la Potence. Il est juste à la sortie de Kérégal, sur la petite route de la côte.
- C'est très intéressant, dit Oscar en prenant un air inspiré. Et vous connaissez un endroit qui vous ferait penser à un soldat, un guerrier armé d'un sabre ?
Le type plisse ses petits yeux. Visiblement, il se demande ce qu'on fabrique ! Finalement, il déclare :
- Je ne vois que le Beg ar Gleze.
Je m'exclame :
- C'est la pointe au nord de Kuziadenn !
- Ouais mon gars, ça veut dire la Pointe de l'Epée, à cause de sa forme, je suppose.
- Formidable ! s'écrie Oscar. Merci beaucoup !
Et sans plus attendre, elle m'attrape par la main et commence à courir vers la demeure.
- Mais bon sang, expliquez-moi ! crie le marin
- A bientôt ! Embrassez Legoaster pour nous ! répond Oscar sans se retourner.
J'ai rarement vu Oscar aussi stressée. Je dois bien avouer que de mon côté, je traîne une espèce de nœud, là, dans le ventre... Le temps passe, et nous n'avons toujours aucune idée du rite que nous devons accomplir. Pour la première fois depuis l’incendie qui a coûté la vie à mes parents, j'ai peur de mourir. Une seule chose me rassure à cette idée : que je ne sois pas séparé d’Oscar.

Chapitre 10

Dans la salle à manger, j'étale la vieille carte de Kuziadenn sur la table. Dehors, le vent n'a fait que forcir. Maintenant, ce n'est plus une petite pluie fine mais de véritables cordes liquides qui s'abattent sur la terre. Je déplace lentement mon doigt sur la carte, tandis qu’Oscar me regarde faire, sans rien dire :
- Là, c'est le Beg ar Gleze, la Pointe de l'Epée, avec le soldat. Là, il y a la chapelle et la fresque, avec le squelette. Et enfin là, c'est le Menez Kroug avec le pendu. Nous avons donc nos trois lieux, un pour chaque marin de l'Enfer. Et ils se sont regroupés exactement là, dans la caverne sous-marine du Roh Du...
- Et maintenant, ça nous fait une belle jambe ! proteste Oscar.
Elle s'approche du portrait et le regarde dans les yeux :
- Je commence à en avoir ras-le-bol des histoires d'Yvonnig ! Ce portrait aussi me dérange ! J'ai l'impression qu'il voit réellement, pas toi ? C'est étrange... D'habitude il regarde devant lui, mais là, je trouve qu'il a les yeux tournés sur le côté... comme s'il observait la croix !
Un ancien crucifix est en effet accroché au mur, au-dessus de la porte. Je me lève et me colle le nez au portrait (je dois avoir l'air vraiment malin...) : c'est vrai qu'il regarde le crucifix. Mais je ne vois pas en quoi cela pourrait nous aider. Oscar commence vraiment à être sur les nerfs et décide d'aller se reposer un peu pour se les calmer, en me laissant seul face à cette carte et à mes pensées. Les heures passent... et continuent inéluctablement de passer, encore et encore. Je commence à baisser les bras alors que le soleil approche de son coucher. Et tout à coup, la solution jaillit en moi comme une étincelle de lumière :
- Une croix ! C'est une croix !
Je fonce à l'étage comme un dément et me met à appeler Oscar en tambourinant sur la porte de sa chambre . Elle a à peine le temps de sortir que je suis déjà en train de l'emmener en bas, bon gré, mal gré.
- André ! Tu peux m'expliquer ce qui t'arrive ?
- Regarde sur la carte, Oscar : si je relie la chapelle au Roh Du par un trait, et la Pointe de l'Epée au Mont de la Potence par un autre, je dessine...?
- Une croix... murmure Oscar à mi-voix .
- Et qu'est-ce qu'il y a au milieu de la croix ?
- Le vieux quai.
- Allons-y !

Chapitre 11

La pluie ruisselle sur le granit rose de l'ancien quai de Kuziadenn qui est si solidement encastré dans la roche qu'il semble être là depuis que l'île a émergé des eaux. En tout cas et faute de quoi, il était déjà là à l'époque d'Yvonnig. Je réfléchis à voix haute, Oscar sur mes talons :
- Il y a deux possibilités. Ou il a gravé des indications quelque part, ou il a aménagé une cachette dans la pierre. Pour y cacher quoi ? Mystère...
Transis de froid, trempés jusqu'aux os, nous passons près de deux heures à regarder partout, le visage cinglé par les violentes bourrasques mais nous ne trouvons pas la moindre marque gravée. En conséquence de quoi nous prenons chacun un bâton à l'aide desquels nous commençons à sonder les pierres les unes après les autres. Le granit produit un bruit mat : il n'y a aucun doute possible, c'est du costaud.
Enfin, vers le milieu du quai, mon bâton finit par produire un son creux.
- Il y a une cavité là-dessous ! On va essayer de faire bouger ce bloc ! Oscar, essaie de voir dans le hangar si tu ne peux pas trouver quelque chose qui puisse nous aider, s'il te plaît.
Aussitôt dit, aussitôt fait : Oscar revient en courant du hangar avec un marteau et une barre de fer en main. C’est bien la première fois qu’elle exécute un ordre de ma part, et sans broncher, qui plus est ! Nous nous relayons pour creuser le joint autour du petit bloc de granit en y mettant autant de rage l'un que l'autre. Nous n'avons plus de temps à perdre : demain soir, à minuit,ou nous accomplissons le rite, ou bien...
Enfin, la dalle de granit bascule, dévoilant à nos yeux écarquillés ce qui y était caché et que je m'empresse d'attraper : c'est une sorte de boule noire aplatie.
- Eh, c'est gluant ! Qu'est-ce que c'est que ce... truc, à ton avis ?
- Aucune idée, André, mais tiens ça loin de moi ; c'est tout ce que je te demande.
Je plonge la lame de mon couteau à coquillages dans la masse poisseuse :
- Il y a quelque chose de solide à l'intérieur ! Un trésor, peut-être ?
- C’est de l’humour ?
- Une vague tentative, Oscar.

Je finis par dégager une boîte en fer bien protégée dans son manteau de glue. Yvonnig devait se douter que ça risquait de prendre un peu de temps avant que quelqu'un ne trouve la cachette... J'ouvre délicatement la boîte, pour en sortir un petit parchemin qui frissonne dans le vent. Il est couvert d'une écriture fine et nerveuse, l'écriture d'Yvonnig.
Le seul «petit» problème, c'est que c'est écrit en breton.

Chapitre 12

Le lendemain matin, le troisième et peut-être le dernier, la mer est houleuse, d'immenses nuages noirs se bousculent au-dessus de Kuziadenn et une tache sombre danse à l'horizon...
- Un canot ! C'est Legoaster !
Nous nous précipitons dehors alors que secouée par le clapot, sa petite embarcation vient s'appuyer toute seule contre le mur du quai. Le vieux marin est complètement emmitouflé dans son manteau, frissonnant sous le souffle impitoyable du vent. Il a une tête à faire peur, avec de grandes cernes sous ses yeux fatigués. Il se tient difficilement sur la légère embarcation. Je m'empresse de lui demander de ses nouvelles :
- Legoaster ! Comment vous sentez-vous ?
- Pas terrible, les jeunes, il m'arrive un truc... étrange. Le toubib n'a pas la moindre idée de ce que je peux avoir... Mais vous, ça va ? nous demande-t-il d'un air soudain inquiet.
- Legoaster, il faut absolument que nous vous parlions.
- Je m'en doutais. Je vous écoute !
Oscar et moi descendons le plus près possible de la barque du capitaine. Il est tellement faible qu'il semble incapable de quitter le canot.
- C'est au sujet du fantôme...
- Quoi ? Vous l'avez vu ?
- Non, pas vraiment. Mais nous avons vu pire !
Au fur et à mesure que je lui narre notre rencontre funeste avec l'Ankou, le visage du capitaine s'assombrit.
- Vous... Vous avez vu l'Ankou...Vous avez vu l'Ankou...
C'est ce moment précis que choisit Oscar pour sortir le parchemin d'Yvonnig et le tendre à Legoaster. Ce dernier le parcourt lentement des yeux, puis nous le traduit :
- " Fille de mes fils, je te salue . Tu es celle par laquelle mon secret est révélé aux yeux du monde... »
Yvonnig raconte ensuite comment l'Ankou a refusé de le laisser embarquer mais l'a autorisé à laisser ce message, pour expliquer en quoi consiste le rite :
- " Les Elus devront se rendre dans un lieu de lumière et demander mon pardon en traçant un signe de croix avec mon propre et unique sang ainsi que celui de ma victime dont mes mains seront à jamais enduites. Ce signe de croix devra être tracé au-dessus de tout Kuziadenn. »
- Avec son sang !?! Mais c'est impossible !
Brusquement, un grondement de tonnerre nous assourdit, nous indiquant un début d'orage. Aussitôt, le clapot forcit autour du canot de Legoaster, lequel est obligé de se cramponner pour ne pas tomber par-dessus bord.
- Gast ! Qu'est-ce que...?
Les remous décollent brutalement l'embarcation du quai et l'entraînent vers le continent. Je tends ma main au capitaine pour le retenir mais il est déjà trop tard.
- Ne vous en faites pas pour moi ! Accomplissez le rite !
Legoaster s'éloigne, trop faible pour lutter contre la force de l'eau déchaînée. Oscar et moi restons les bras ballants dans les bourrasques de pluie et de vent : je n'ai jamais vu ça. Le courant s'enroule tel un serpent autour de la vieille coque, alors que Legoaster nous crie encore :
- Le rite ! N'oubliez pas ! Avec son sang et celui de sa victime ! Ce soir !
Nous ne l'entendons plus. Entraîné par un véritable tourbillon, le bateau disparaît derrière la pointe rocheuse, en direction du port.
Il n'y a plus de doute possible, l'Ankou est là, quelque part. Je sens sa présence maléfique, de plus en plus oppressante. Nous devons accomplir le rite ce soir, à minuit, et nous ne savons même pas où.

Chapitre 13

23 h 30. Déjà. Un orage comme on en a rarement vu fait exploser le ciel, zébré d‘éclairs éblouissants, de Kuziadenn.
Les roulements du tonnerre vibrent dans le sol, des trombes d'eau lavent le granit salé par l'air marin.
Toute la journée, je me suis creusé la tête pour imaginer comment devrait se dérouler le rite. Il faudra bien qu'on fasse semblant de quelque chose ! Nous sommes cependant d'accord sur un point : pour tracer un signe de croix «au-dessus de tout Kuziadenn», nous utiliserons la carte de l'île.
Mais où trouver du sang d'Yvonnig ? Nous avons fouillé la maison de fond en comble, de la cave au grenier, en espérant trouver une fiole contenant des restes coagulés ou un tissu avec de vieilles taches d'hémoglobine... Rien.
Et où donc s'installer pour la cérémonie ? Sur le quai ? En haut de l'ancienne tour ?
Depuis que la nuit est tombée, Oscar n’a pas quitté la fenêtre, regardant la pluie qui crépite violemment sur les carreaux. Son visage s'éclaire d'une lueur bleutée à chaque fois qu'un éclair déchire les nuages noirs. Ses magnifiques yeux bleus sont cernés par l'angoisse, comme doivent l'être les miens, mais elle a la faculté étonnante de rester belle, si belle, malgré la gravité de la situation. Dieu que ses yeux sont profonds…si profonds que je m’y perds. Ils rendent jaloux le ciel d’après la pluie. J’ai vu tous les soleils venir se mirer dans tes yeux, ma merveilleuse Oscar…
Brusquement, elle s'anime :
- André ! Viens voir ! Vite !
Je me précipite au carreau : les éclairs ont tous l'air de converger en un même point, quelque part dans la lande, en direction de... la chapelle !
- Le lieu de lumière ! s'exclame Oscar. C'est peut-être ça !
Nous courons comme des perdus jusqu'à la chapelle qui semble vaciller devant nos yeux, à cause de la lumière des éclairs.
(je suis prêt à parier que nous venons de battre à plate couture tous les records de course à pied sur terrain pluvieux !)
Trempés et claquant des dents, nous repoussons derrière nous la lourde porte de bois. Les éclairs se succèdent à un rythme fou, de plus en plus rapide, illuminant le petit autel de pierre à travers les ouvertures vitrées.
- Si tu me disais qu'on est aux portes de l'Enfer, je te croirais ! me lance Oscar.
- Eh bien, je te l'annonce officiellement : on est aux portes de l'Enfer...
Je m'approche de l'autel,Oscar sur mes talons, étale la carte de Kuziadenn et jette un coup d'oeil à l'ancienne horloge : minuit moins cinq. Le vent rugit de plus belle sur au-dessus du pauvre toit d'ardoises. Oscar demeure silencieuse. Du coup, je me lance, ayant bien trop peur de laisser passer le moment fatidique. En traçant un signe de croix dans l'air, la carte de Kuziadenn située juste au-dessous de celui-ci, j'improvise en bredouillant :
- Yvonnig, tu vas enfin être délivré et tu pourras monter dans la Barque des Morts, pour gagner le repos éternel. Nous n'avons pas réussi à trouver ton sang mais je fais quand même le signe de croix...
Une détonation monstrueuse ébranle toute la chapelle et nous jette à terre. L'orage ne fait que redoubler de violence. Oscar me regarde avec des yeux terrifiés :
- ça ne marche pas ! On n'a pas trouvé de sang, André ! Je ne veux pas sentir à nouveau Sa main sur mon poignet !
Alors, je tends lentement mes bras, la prend par les épaules, l'attire doucement vers moi tandis qu'elle enfouit sa tête dans mon cou, et je tente de la rassurer :
- Oscar... calme-toi... on s'en est toujours sortis, non ? Il n'y a aucune raison pour qu'on y arrive pas cette fois -ci.
Pourquoi donc faut-il que je fasse le héros alors que mes mains tremblent et que mon cœur bat à toute allure dans ma poitrine ?
Pourquoi ? Parce qu'elle a peur, même si elle ne l’avoue pas, en dépit de l’immense courage qui brûle en elle. Et peut-être qu’elle a bien plus peur que moi. Je prends délicatement son menton entre mes doigts, et caresse ses cheveux d’or. Elle tremble. Autant que moi. Sachant que je n’en aurai sans doute plus jamais l’occasion, je dépose mes lèvres sur sa joue, juste à côté de la commissure de ses lèvres.
Mais Oscar s'arrache à mon étreinte, se rue vers la porte, glisse sur le pavé trempé pour s'étaler de tout son long en se taillant le poignet sur un bout de ferraille qui dépasse du mur. Je me précipite vers elle. Il va bientôt être minuit : c'est foutu. Avec des yeux de pierre, Oscar fixe son poignet qui saigne, qui saigne... Le sang ! Elle lève lentement les yeux et me regarde, mettant en moi nos derniers espoirs. On a encore une chance !
Je frappe d'un le bout de ferraille d'un grand coup de poing, ça fait un mal de chien mais ça saigne ! Et ces gouttes de sang qui s'écrasent sur le sol mouillé, ce sont des gouttes du sang d'Yvonnig et de Jehan, sa victime, en ce qui me concerne. Nous sommes leurs descendants ! Et aussi des triples idiots de ne pas avoir compris plus vite (je me serais donné des gifles) !
J'aide Oscar à se relever puis nous nous jetons sur l'autel. Main dans la main, blessure contre blessure, nos deux sangs unis, nous traçons un signe de croix précipité sur la carte, barbouillant Kuziadenn de rouge. Aussitôt, un bouquet d'éclairs converge sur le sommet de la chapelle : le bruit est insoutenable !
Nous restons un long moment recroquevillés sur le sol, l'un contre l'autre, les yeux et le visage cachés dans nos mains, alors que s'abat sur Kuziadenn un silence de mort, plus violent encore que le vacarme qui le précédait. Sur l'horloge, il est indiqué minuit...et quelques secondes.

Chapitre 14

Nous regagnons lentement la demeure. La nuit est maintenant paisible, comme s'il n'y avait jamais eu de tempête. Seules les flaques d'eau témoignent du cataclysme dans l'herbe détrempée de la lande.
- Je ne sais pas exactement ce qui s'est passé, mais il s'est passé quelque chose...
- Regarde ! crie soudain Oscar en montrant du doigt l'horizon.
Sur la mer tranquille, un point lumineux s'éloigne à une vitesse inimaginable.
- Tu crois que c’est…la Barque des Morts ?
- Aucun bateau ne peut se déplacer aussi vite, confirme Oscar, alors que la lumière vient de disparaître au large. André, je crois que nous avons réussi ! Yvonnig est parti...
- J'espère bien parce que si c'est le Paradis, c'est moins marrant que ce qu'on m'avait promis... et le portrait ?
Nous nous précipitons dans la salle à manger :
Le portrait d'Yvonnig est toujours là, apparemment intact.
- Je le trouve changé, remarque Oscar. Mais je n'arrive pas à dire pourquoi...
- La barque ! Elle a disparu !
Derrière Yvonnig, on voit en effet toujours le vieux quai de Kuziadenn, mais la petite barque qui attendait la marée n'est plus là ; la plage est déserte. Et le regard d'Yvonnig ne se plante plus dans nos yeux comme auparavant. Ses pupilles sont ternes et il semble regarder sans voir.
- Yvonnig est vraiment parti... dis-je en comprenant que nous venons d'échapper à la mort.
Ce soir, nous sommes revenus sur le continent pour participer à la fête médiévale sur le port. Tout le monde se déguise selon la tradition sauf nous, allez savoir pourquoi...
A un moment, je me retrouve sur le quai avec Oscar, un peu à l'écart, pour nous reposer du bain de foule. Une grande charrette s'arrête à notre hauteur en couinant. L'homme qui la conduit s'approche lentement de nous, le visage caché sous une capuche de toile noire alors qu‘une odeur affreuse se répand, qui me donne envie de vomir, et nous murmure d'une voix étrange quelque chose qui ressemble à :
- Pegen Kaloneg !
Puis il repart en tirant sa charrette. «Pegen kaloneg !» ça veut dire : «Bravo, quel courage !» . Voilà que je comprends le breton, maintenant ! Qu’importe !
Oscar et moi nous asseyons au bord du quai sans rien dire. Et l'essentiel... oui, il était là, l'essentiel, juste à côté de moi. Sans m’accorder un regard, Oscar me demande :
- Tu m'en veux pour toute cette histoire ?
- Non. Nous ne sommes pas responsables des actes de nos ancêtres.
Elle reste silencieuse mais lève lentement la tête vers moi et sur mes lèvres, je sens enfin la douce pression qu'exercent les siennes, pleines de douceur et gorgées de soleil... Je ferme mes yeux.

Fin
Review La Barque des Morts


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