« Feu!!.. »
Comme elle était frêle, sa silhouette... Malgré un vêtement masculin taillé dans le métal et son allure droite et altière, elle était semblable à une libellule projetant des éclairs de feu à chaque cri. Le commandant de la Bastille la regardait, poings serrés à faire saigner les paumes de ses mains, ses yeux d'aigle allumés d'une rage qui le faisait frémir par vagues incontrôlables. Ainsi elle avait osé se dresser effrontément contre le pouvoir royal, méprisant tout l'univers dans lequel elle avait évolué, tout ce qu'on lui avait enseigné, tout ce à quoi elle appartenait. Une nouvelle fois!
A première vue elle lui avait semblé fière, invincible. Ses cheveux d'or volaient dans un flamboyant désordre et toute son attitude reflétait le combat et l'insolence, dirigés vers un seul but : prendre cette prison, cette forteresse imbattable et invaincue, l'écraser et faire triompher la fureur populaire. Ancrée dans le sol, projetant son long corps svelte et gracile au plus haut, elle semblait vouloir atteindre déjà les tours de son épée... Sa voix était empreinte de la fièvre du combat, éclatante et naturellement autoritaire, devançant le chaos des canons qui l'entouraient.
Pourtant à la regarder plus attentivement le commandant surprit son visage marqué du fer rouge de la douleur, une douleur telle qu'il en avait rarement vue dans sa longue vie. Une peine ineffaçable marquait les traits fins et nobles du courageux colonel, imprégnant la moindre parcelle de cet étonnant visage.
Ainsi c'était elle qui l'avait guidée devant même les premières lignes, c'était elle qui avait damné l'âme sculptée dans un fragile acier, c'était cette criante tristesse qui l'avait menée au feu et au sang.
Tristesse... Le mot était trop faible pour ce qui se lisait dans ces yeux fougueux et ardents... Désespoir. Désespoir, souffrance muette, fin de tout.
« Feu!.. »
Son cri, lointain, lui parvint et l'éveilla de sa sombre contemplation. Ainsi c'était ce qu'elle avait voulu.
- Visez leur colonel! Si nous arrivons à le tuer ces gueux ne resteront pas longtemps à nous narguer!
L'injonction avait résonné, sèche et sans appel. Les soldats obéirent comme à leur habitude, aveuglément, après tout n'était-ce pas leur devoir... La soumission aux ordres ne devrait-elle pas être leur raison de vivre? Pourquoi n'était-ce pas SA raison de vivre, à ce colonel insoumis et indigne?..
Mais le fier soldat blond ne semblait pas voir la dizaine de fusils qui les uns après les autres, dans un rythme implacable et régulier, s'étaient pointés sur son coeur. Prête à élever de nouveau son épée, elle arrêta soudain son geste et tourna silencieusement la tête vers les hauteurs.
Comment pouvait-elle être aussi calme dans un moment pareil? Il était presque indigné de l'absence totale de peur ou de panique dans ces yeux clairs. Le visage s'éleva et regarda, dans un ciel incroyablement bleu, un oiseau blanc dont les ailes déployées à l'infini fendaient le ciel d'une lenteur religieuse.
Le moment idéal. Pourtant sa main resta suspendue dans l'air désormais vide de sens...
« Feu... » exhala enfin le commandant, dans un murmure à peine audible. Ses prunelles grises brillèrent un instant, intenses, puis s'éteignirent définitivement.
Presqu'au ralenti... Une rafale de balles, un instant fugace figé dans le temps, un instant à n'en plus finir, le plus long de son existence.
Tirés de leur rêverie, les yeux du colonel couronné s'agrandirent sous la douleur et la surprise. La colombe qui l'avait un instant plongé dans la torpeur abandonna son regard azuré, et elle chancela. Ses cheveux blonds se parsemaient autour de son visage comme les mille langues d'un feu insolent pendant qu'elle tombait, sans un bruit, légère, sur les pavés, portant ses mains délicates à son coeur. Et le temps se suspendit de nouveau...
Les soldats, qui venaient de tirer reculèrent, hébétés, et le commandant lit dans leurs yeux la damnation et la terreur d'avoir tué un ange.
« Tout est fini... » un souffle glacial s'échappa de la bouche au noble tracé, et ses poings se desserrèrent doucement.
- Soldats... Battez-vous jusqu'au bout! Revenez immédiatement à vos positions!..
Ils revinrent en effet, comme des automates, et reprirent place aux ouvertures effilées du mur.
- Marquis de Launay! Remplacez immédiatement ceux-là.
- Oui général...
- Je vous confie le commandement de la Bastille. Si vous venez à mourir, que ce soit dans l'honneur et la fidélité à Leurs Majestés. C'est votre nom que retiendra l'Histoire monsieur, alors soyez-en digne...
- A vos ordres général...
La voix du nouveau commandant était étrangement trouble elle aussi, mais encore déterminée et lourde d'autorité.
Le général acquiesça et sortit, sans plus un mot.
- Il est parti... il est parti... Les chuchotements résonnaient partout dans la salle de pierre.
- Soldats! Vous avez entendu les ordres! Rechargez immédiatement sans mot dire et tirez sur ces gueux!!.. »
Le général se dirigeait vers son bureau de son habituelle démarche militaire, arrogante et sèche. Il entra, referma la porte d'un claquement bref, et s'assit derrière son imposant bureau. Ouvrant rapidement le tiroir du bas, il en sortit un magnifique objet, un de ceux qu'il comptait lui offrir un jour, lorsqu'il se serait retiré de la vie militaire, et plaqua le noir béant contre sa tempe.
« Attendez-moi, Oscar... »
Sans aucun tremblement, sans aucune hésitation, il pressa la détente.
« Vous avez entendu? Vous avez entendu ce bruit?
- Oui, il vient du bureau du général... qu'est-ce qui...
- Il n'a pas supporté de voir notre défaite arriver... Nous allons tous mourir... Mon D...
- Soldats! La voix puissante du marquis de Launay réprima une hésitation et résonna de nouveau, conquérante. Battez-vous! Ne cédez pas à la panique! Chargez!.. »
Sur la place, devant les canons, là où elle avait été quelques instants auparavant, un homme au foulard rouge se tenait, incandescent, et hurlait des ordres auxquels tous se pliaient avec ferveur.
Dans une ruelle sombre, sur un sol froid et dur, une jeune femme vêtue de bleu, et la peau habillée de rouge par endroits, accueillait la mort dans un sourire et un soulagement inespéré.
Dans le bureau de la prison de la Bastille, alors qu'un drapeau blanc n'allait pas tarder à flotter au-dessus de la plus haute tour, alors que les têtes du commandant et des soldats étaient déjà exhibées fièrement sur des piques au peuple en liesse... Parmi les pétales de roses tombés sur le sol, gisait inerte le général de Jarjayes, une expression énigmatique et sereine figée sur les lèvres. Ses yeux gris étrangement vides étaient tournés vers un étroit orifice creusé à même le mur ; dans le mince carré de ciel qu'on pouvait apercevoir une colombe disparaissait à l'horizon. |