Les mains blanches de Rosetta parcouraient dans une course folle la longue étendue des touches du piano dans le salon. Les minces doigts couraient, voltigeaient à une telle allure qu'il m'arrivait de ne plus les distinguer très nettement. Je savais à qui elle pensait en jouant ce morceau... J'avais reposé mon livre et je laissais, comme hypnotisée, Rosetta m'emporter de l'autre côté de l'océan.
Comme devinant mes pensées, les mains arrêtèrent soudain leur danse et s'élevèrent un moment en l'air, immobiles, avant de retomber lourdement sur ses genoux.
"Rosetta, pourquoi vous être arrêtée? Cétait si joli! demandai-je d'une voix que j'essayais tant bien que mal de faire paraître enjouée.
- Je suis désolée, Nastya. Je crois que je vais arrêter le piano pour aujourd'hui.
Nastya. Cela faisait une éternité qu'elle ne m'avait pas appelée ainsi! La dernière fois... C'était quand Rosetta avait perdu l'enfant qu'elle portait.
- Vous pensez à M. de Fersen, n'est-ce pas?
La Comtesse se leva et se réfugia au creux de mon épaule.
- Il me manque... tellement... Si vous saviez comme je m'inquiète pour lui, Shina...
Elle m'appelait à nouveau Shina. C'était bon signe. Nastya était mon vrai prénom, mais Rosetta ne l'employait que lors des moments particulièrement douloureux.
Lorsque le Comte avait bien voulu m'accueillir chez lui, il y a deux ans de cela, je m'appelais Anastasia Shimenova. J'étais l'unique fille d'un proche ami de M.de Fersen, bien plus âgé que lui. Mon père était mort d'une longue et pénible maladie qui l'avait peu à peu complètement immobilisé. Sa dernière volonté s'était adressée au Comte, il le priait de me prendre sous sa protection et de me servir de père. Honorant son serment d'amitié, M. de Fersen accepta et j'habitais depuis chez lui, à Stockholm. Que cette ville m'avait semblé étrange et inconnue au premier abord, si loin de mon Pétersbourg natal! Heureusement, la gentillesse naturelle de la Comtesse m'avait bien aidée à se faire à cette nouvelle vie. D'ailleurs depuis mon arrivée, Rosetta n'allait nulle part sans m'y emmener, et ne faisait rien sans me demander mon avis.
Pourtant j'étais tout à son opposé : aussi joyeuse qu'elle était mélancolique, aussi extravertie qu'elle était timide. Nous nous complétions merveilleusement bien, sans doute était-ce pour cela que nous nous étions tant attachées l'une à l'autre : je lui transmettais ma joie de vivre, elle son calme et sa maturité. Je lui apportais le réconfort dont elle avait tant besoin quand elle se sentait seule et abandonnée par son mari, elle me consolait lorsque mes amies et mon ancienne vie revenaient douloureusement à mon esprit. Je débordais tellement de gratitude envers cette famille, qui m'avait pour ainsi dire sauvée, que j'aurais été capable de tout pour elle...
Je me souvins du jour où j'étais arrivée à Stockholm, frêle silhouette frissonnante, terrorisée de ce qui allait m'arriver, craignant plus que tout cet horizon qui s'ouvrait devant moi... Le Comte m'a présentée à Rosetta en français, que je parle couramment depuis toute petite (ndlr : on ne parle que cette langue dans la noblesse russe). Je lui en suis d'ailleurs bien gré, car cela m'a tout de suite mise un peu plus à l'aise.
"Madame, dit-il, je vous présente Anastasia, elle va habiter quelque temps chez nous.
- Bonjour, Mademoiselle Anastasia, j'espère que vous vous plairez ici!
La voix douce, le sourire de la Comtesse, la bienveillance du Comte avaient fini de calmer mon angoisse.
- Merci infiniment, Madame, j'en suis sûre! Mais appelez-moi Nastya, c'est plus court qu'Anastasia!
- Quel charmant prénom vous portez, Nastya! Et votre nom famille, mon mari me l'a dit, je ne me souviens plus très bien, cela commençait par Shim... Na... Stya... Il faudra m'habituer à dire ces noms qui me paraissent si étranges, le russe m'est bien inconnu!"
Je souris devant l'attitude si candide de la Comtesse. Etrangement, ces syllabes revenaient dans mon esprit, et j'avais l'étrange impression de les connaître depuis toujours...
- Shim... Na... Shina, ça sera très bien, Madame! dis-je en riant, elle avait l'air si confuse!
Elle finit par avoir un grand sourire et dit :
- Puisque cela vous convient, je vous appellerai ainsi alors! Shina...
Notre complicité née de cette touchante étourderie alla en grandissant au fil des jours, des semaines, puis des mois. Rien ne saurait décrire ces instants de bonheur que j'ai passés ici avant ce funeste évènement! J'ai un peu honte de parler de bonheur ainsi, mon père n'était-il pas mort peu de temps auparavant? Mais à Pétersbourg j'étais protégée de tout, gardée dans la demeure des Shimenov avec mes mille précepteurs et toutes ces personnes qui me disaient comment mener ma vie. J'étais tel un oiseau enfermé dans une cage dorée, n'arrivant même pas à déployer ses ailes, et aspirant pourtant à voler plus haut que les nuages, dans l'immensité azur!
Mon père était un très riche négociant que je ne voyais pour ainsi dire jamais, et ma mère nous avait quittés en me donnant naissance. Orpheline, sans fiancé, sans attache particulière, mais héritière de l'immense fortune de ma famille, rien ne me retenait en Russie, rien...
Puis le Comte était parti en France, ce furent des adieux déchirants. En sortant prendre la voiture qui allait l'emmener, le Comte m'avait prise à part pour me faire ses adieux. Il m'avait embrassée sur le front, ce qu'il n'avait jamais fait jusque là, puis murmuré "Occupe-toi bien de Rosetta en mon absence, Shina. Veille bien sur elle et notre fils, je te les confie, tu entends? Je t'en laisse la responsabilité!"
Jamais je n'avais vu Rosetta aussi désorientée, minée par la douleur, presque hébétée de ce départ auquel elle s'était pourtant préparée. Elle se doutait bien de la personne qu'il allait rejoindre là-bas...
Très vite, il s'était embarqué pour les Amériques, et la Comtesse, rongée par l'inquiétude et le chagrin, avait perdu l'enfant qu'elle portait depuis plusieurs mois. Ce fut horrible, une souffrance innomable, et je compris que rien ne redeviendrait jamais comme avant, jamais. Cette douce candeur, cette éternelle insousiance que qui la caractérisaient si bien, laissa place à un visage sérieux et grave, presque austère par moments, marqué par l'indélébile empreinte que la vie y avait laissé.
Deux ans passèrent ainsi, mais dans son chagrin et son renfermement j'aimais Rosetta encore davantage. Elle, ne vivait que dans l'attente de la lettre suivante de son mari, sa vie... Sa silhouette était devenue encore plus diaphane et fragile qu'elle ne l'était déjà, et sa pâleur fantomatique commençait sérieusement à m'inquiéter.
Nous arrivions au mois de novembre 1782.
Dehors le vent claquait des dents et s'infiltrait par les fentes des fenêtres, des portes, du toit, s'engouffrant dans nos chambres et dans nos coeurs.
Les arbres gémissaient, craquaient et s'effeuillaient à une vitesse vertigineuse.
Les feuilles dansaient, dansaient, et rien ne semblait pouvoir arrêter cette valse de la mort.
Revenez, Fersen. Revenez, pour que vive ma Rosetta... |