Cette lettre nous a été confiée par une personne qui l'a retrouvée dans son grenier, parmi des souvenirs familiaux. Nous n'en assurons pas l'authenticité, puisque toutes nos recherches effectuées dans le but de retrouver un colonel du nom d'Oscar François de Jarjayes, ayant vécu sous la révolution, se sont avérées vaines.
Tout nous pousse à croire que si une telle femme avait vécu l'histoire aurait retenu son nom, mais dans le doute nous préférons vous laisser vous forger votre propre opinion sur le sujet.
Confession
Cette lettre est pour toi ma douce Rose. Tu y trouveras, je pense, toutes les réponses aux questions que tu as toujours eu la délicatesse de ne jamais me poser. Je ne savais pas par où commencer alors lis-là et je t'en prie… pardonne moi.
Tu sais, je ne l'ai jamais connue. Je l'ai seulement tuée. Depuis, chaque nuit, son regard me hante, m'empêchant de trouver le sommeil. Je sais que c'est ma balle qui lui a été fatale. J'en ai eu la certitude au moment même où j'ai tiré. On nous avait donné un ordre, et, à cet instant, je ne savais pas pourquoi mon âme se révoltait, alors lâchement je l'ai exécuté. A ce moment là j'ai senti mon coeur s'étreindre, une boule de douleur venait de se former au fond de mon estomac un poids qui, je ne le savais pas encore, ne ferait qu'empirer avec les années.
Je n'ai pas fais que de belles choses dans ma vie, mais jamais aucune de mes actions ne m'aura coûté aussi cher.
Je la vois encore... Fière devant les canons de ses soldats. Elle hurlait " Feu !! Feu !!" Elle paraissait si frêle dans la tourmente. Et pourtant intouchable. Le soleil enflammait sa chevelure dorée, que le souffle brûlant des canons faisait s'envoler. Son visage était un masque que j'ai cru être de haine, mais qui n'était en fait que de douleur. Et ses yeux nous fixaient. Je crois que chaque soldat présent ce jour là à la Bastille pourrait dire comme moi "me" fixaient. Il y avait une détermination sauvage au fond de ces yeux là, mais autre chose se jouait aussi derrière ce regard bleu. Quelque chose qui me poursuivra jusque dans ma tombe. C'était le désespoir pur, l'amour, la passion ou que sais-je encore ! C'était les années qui défilaient devant elle, avec leur cortège de joie et de peine. C'était peut être aussi les gens qui l'ont aimé et ceux qui l'ont détesté. Je te l'ai déjà dis, je ne l'ai pas connue. Je ne peux donc pas comprendre tout ce qui se lisait sur ce visage si expressif. Et puis j'ai tiré.
Elle est tombée en arrière, sans un cri. Il y avait bien trop de courage en elle pour qu'elle se laisse aller à de telles manifestations de douleur. Elle se tenait la poitrine, alors que ma balle assassine continuait encore son oeuvre destructrice. Et puis, elle a levé les yeux vers le soleil. Son regard a rejoint l'azur du ciel, loin, si loin de Paris et de sa vaine révolution. Elle a souri. Les canons se sont tus, faisant place au silence. Déjà, je savais que ma vie n'avait plus d'importance. Un homme, un soldat au foulard rouge, s'est précipité vers son colonel que je venais d'abattre, et ceci au mépris du danger. Puis lui et les siens l'ont emmenée. Je ne sais pas si elle vivait encore à cet instant. Je ne devais plus jamais la revoir.
Bien sûr, je n'ai pas tout de suite su que c'était une femme. J'ai d'abord cru que c'était un elfe tout droit sorti des légendes que me contait ma mère lorsque j'étais enfant. Ou peut être un ange, comme ceux que l'on peut voir sur les vitraux de certaines églises. Cela peut te paraître risible, à toi qui me lis à présent et qui ne l'as jamais connue, et pourtant... Elle se déplaçait avec agilité et grâce... Je la vois encore sauter par dessus les canons pour venir nous défier devant les murs de la Bastille... Son maintien était irréprochable, quand à sa beauté... elle m'aveugle encore aujourd'hui. Et ce regard, ce regard troublant dans lequel se reflétait toute la palette d'émotion que peut explorer l'âme humaine ! Ce n'est que plus tard, et plus précisément au cours de l'après midi de cette journée maudite que j'ai su qui elle était. La Bastille a été prise. Comment aurait il pu en être autrement ? Elle avait transmis le feu qui brûlait en elle, ou plutôt qui la consumait, à ses soldats. Quand à nous... Je n'étais pas le seul homme de la prison à n'avoir plus l'envie de me battre. Tous mes compagnons ont été massacrés. Comme j'aurais voulu subir le même sort qu'eux ! Mais il était dit que je devrais souffrir pour expier le pêché que j'avais commis. Le soldat au foulard rouge était sur le point de me passer par le fil de son épée. Peut être a t'il vu la détresse au fond de mon regard, peut être avait-il un sixième sens... Il m'a demandé
" C'est toi, hein ?"
Je n'ai pas eu besoin de lui poser de questions pour savoir de quoi il retournait, j'ai acquiescé.
Les larmes aux yeux, il a continué
"Je devrais te faire mourir dans les plus atroces souffrances..."
Il s'est arrêté quelques instants. Cela peut paraître difficile à croire, mais j'appelais cette mort de toutes mes forces. Je te l'ai déjà dit, j'avais perdu le goût de vivre sans que je ne sache encore pourquoi. Ce qu'il fit fut plus terrible encore que la mort. Il me donna la raison de cette douleur insupportable qui m'oppressait le coeur. Il reprit la parole
"... Mais cette peine serait trop douce. Il faut que tu vives, que tu vives pour connaître les tourments que, par ta faute, j'endure à présent. Je veux que tu regrettes ce geste irréparable que tu as commis. Le colonel auquel tu as ôté la vie s'appelait Oscar François de Jarjayes. Retiens bien ce nom, car s'était celui d'un être d'exception et aussi celui d'une femme dont l'honneur était la raison de vivre.
Sans doute s'est il aperçu de ma surprise, puisqu'il redit ces mots que j'espérais avoir mal entendu.
"Oui, tu as bien compris : Une femme. Elle s'est battue pour la révolution et a tout perdu, pour que puisse vivre dans une égalité plus grande des roturiers comme toi et moi."
Puis il est parti. Je n'ai jamais su son nom. Je n'avais pas d'amitié pour les nobles et c'était plus cette raison qui avait armé mon bras que le devoir d'obéir à un ordre donné... A cette révélation Je me suis effondré en pleurs.
Par la suite, j'ai cherché à savoir qui était vraiment cette Oscar de Jarjayes. Sans dévoiler mon identité de meurtrier, j'ai rencontré sa mère, sa nourrice, ou encore des hommes qui avaient servi sous ses ordres. Et vois tu, un fait plus que tout autre m'a marqué. Quelle que soit la peine qu'ils avaient en se remémorant celle qui n'était plus, ils avait tous quelque chose en commun : Leur regard s'illuminait lorsqu'ils parlaient d'elle. Cette femme a marqué tous les esprits qu'elle a effleurés, et elle a laissé une blessure qui ne guérira jamais dans le coeur de tous les hommes qui ont croisé sa route.
J'ai donc parlé à ces gens, ou plutôt ce sont eux qui se sont confiés à moi. Chaque souvenir que je recueillais me faisait souffrir un peu plus. Je ne sais rien, ou presque, de sa vie. Je ne connais que quelques facettes de sa personnalité, des impressions que l'on a bien voulu me confier. Je me suis promené dans les endroits où elle avait vécu, j'ai été en pèlerinage visiter l'ancienne caserne des Gardes Françaises...
Je ne peux plus dormir la nuit. Je sens sa présence qui m'enveloppe à chaque instant, elle qui ne m'a jamais croisé.
J'ai vu le portrait qu'elle avait fait faire d'elle. Elle était si belle! Presque aussi belle que cette femme à la quelle j'ai volé la vie. Le peintre, étrangement, par la justesse de son regard a su rendre le feu intérieur que j'ai ressenti lors de notre fugitive rencontre. On peut bien parler de rencontre, puisque la balle que la chaleur de ma main a réchauffée avant que je ne la mette dans mon fusil a traversé son cœur. Je me suis noyé dans ce regard océan durant un instant qui m'a semblé être une éternité. Je suis sûr qu'une éternité n'aurait pas été suffisante avec elle. J'avais l'impression d'apprendre à la connaître. Pour la première fois depuis sa mort, je me sentais en paix avec moi-même, mais on m'a arraché à sa contemplation, et les remords m'ont à nouveau submergé. Cela peut te sembler fou de souffrir autant pour une femme à qui je n'ai jamais adressé la parole, et pourtant les mots ne sont pas suffisants pour t'exprimer le déchirement de mon cœur. Chaque jour depuis son départ, je meurs un peu plus. Le fait même de prononcer son nom, ce nom si particulier pour une femme 'Oscar', m'est une torture. Les lignes que j'écris peuvent te paraître cruelles, à toi qui partages ma vie depuis 15 ans. Et pourtant, comment ne pas t'avouer que la nuit, quand tu dors contre moi, des yeux qui ne sont pas les tiens viennent m'obséder, une voix qui ne t'appartient pas me torturer. Je donnerait tout ce que je possède pour qu'elle revienne à la vie et que je puisse croiser son chemin… juste une fois. Je sais qu'elle ne me regarderait même pas, mais au moins aurais je le bonheur de la voir encore une fois et de savoir que je ne l'ai pas tuée.
J'ai ressenti le besoin de coucher ces mots sur le papier pour me disculper, pour prouver au monde, et au soldat au foulard rouge en particulier, que j'avais à présent expié ma faute et que ma vie n'avait plus de raison d'être. Je sais que jamais il ne me lira, mais il fallait que le lui dise à lui. J'ai peut être aussi fait cela pour qu'on ne l'oublie pas. Du moins, pas totalement. Elle a traversé ma vie comme une étoile filante, et ce qui n'aurait jamais du être pour moi qu'un souvenir un peu triste s'est mué en véritable cauchemar. Pourquoi ? Je ne saurais dire. Il aurait fallu qu'elle vive pour que je sache à quel point elle était exceptionnelle. Mais je l'ai tuée avant d'en avoir eu le temps. J'ai toujours refusé de te parler de ce jour là. Tu comprends à présent que c'était pour te protéger de la peine que je n'aurais pas manquée de te faire. Je pense qu'il est normal que tu le saches à présent que nos destinées vont se séparer. Oui, nos destinées vont se séparer car je ne peux plus vivre avec ce poids sur la conscience. Je préfère mettre fin à mes jours. Peut être la rencontrerais je dans un monde meilleur, auquel je ne crois d'ailleurs pas vraiment, et j'aurais alors l'honneur de lui demander pardon et de lui dédier ma vie… ou plutôt ma mort.
Pourtant je ne suis pas sûr d'avoir vraiment commis de faute envers elle ce jour là. Une faute qu'il m'ait fallu expier toutes ces années durant, car en ce jour de révolution et de troubles, cette mort que lui est donné elle semblait l'appeler.
Pardonne moi ma femme, ô, ma chère Rose, mais quand tu trouveras cette lettre, je ne serais plus de ce monde. Je t'en prie, donne une bonne instruction à Jean, notre fils, pour que lui au moins profite de cette révolution que pour ma part, à présent, je ne puis que honnir, car je l'ai trahi le jour où j'ai tiré sur cet étrange colonel qui se battait pour nous. Qu'il apprenne qui en a été à l'origine et quels gens merveilleux ont donné corps à ce rêve. Même si, à présent, la réalité a un peu terni le rêve.
Je ne t'ai jamais trompé, ma Rose, sauf peut être en ce jour du 14 Juillet 1789, le jour où, depuis le cran de mir de mon fusil, j'ai rencontré le regard fascinant d'Oscar François de Jarjayes.
Fait à Paris,
Le 14 du septième mois de l'an de grâce 1792
Par Martin Bonfils.
Note de l'auteur :
Une fois encore je voudrais remercier Ninon, qui comprenait ce que je voulais écrire et me donnait les moyens de le faire. Car c'est elle qui, lorsque je ne trouvais pas les mots pour exprimer les sentiments que je voulais faire ressortir, trouvait la phrase juste qui va droit au coeur.
Et merci aussi à tous ceux qui m'ont encouragé ! |