Les greniers des maisons sont bien souvent l’équivalent de la mémoire chez les hommes. Ils gardent l’emprunte du temps, tout en le déformant à loisir. Dans un rayon de soleil la poussière en suspend se fige, les heures s’éternisent. Comme si l’éternité prenait possession de cette pièce dédiée au passé, la plongeant dans le sommeil jusqu’à ce que la porte s’ouvre sur ceux qui souhaitent voyager dans leur propre histoire. Alors l’aiguille du temps reprend sa course lente, et le silence prend forme pour accueillir le voyageur égaré.
Le manoir des Jarjayes possédait l’un de ces greniers plus chargés encore de souvenirs que de meubles et de coffres. Voilà des années que personne n’y était monté, en fait depuis que deux enfants n’avaient plus eu besoin de cette retraite secrète pour figurer le château du roi Arthur lors des jours de pluie.
Tous les objets interrompirent donc leur conversation silencieuse lorsque la porte les prévint de l’arrivée de deux visiteurs en grinçant légèrement. C’était un couple qui dérangeait ainsi la solitude de l’endroit. Ils étaient silencieux, comme respectueux de l’écho des rires passés. La femme était passée la première, maîtresse des lieux. Visiblement ce n’était pas la première fois qu’elle foulait le parquet de chêne recouvert de poussière. Voilà des années qu’elle n’avait pas respiré l’atmosphère particulière de ce lieu hors du temps mais, à l’image de la pièce, elle n’avait pas réellement changé. Elle avait simplement un peu grandit, quelques rides étaient apparues au coin de ses paupières, aux commissures de ses lèvres. Ses rêves aussi avaient changés, mais ils brillaient toujours au fond de ses yeux. De la petite fille restait toujours ces cheveux indisciplinés, ce regard d’eau ou l’orage semblait toujours sur le point d’éclater, cette fougue qui sourdait à chaque instant sous le vernis de l’éducation.
L’homme qui la suivait, en revanche, ne faisait pas parti de la mémoire des lieux. Il était plus grand qu’elle, sa carrure le rendait protecteur sans qu’elle ne donna l’impression d’être protégée. Le feu de son regard gris couvait sous la cendre de sa chevelure bouclée, mais lorsque d’aventure ses yeux se posaient sur elle ses prunelles n’étaient que chaleur, amour. Peut être avait il été mélancolique dans une autre vie, la douceur un peu triste de son visage le laissait présager. Mais ces temps étaient révolus, sans doute grâce à cette femme, à cette main qu’il tenait discrètement dans la sienne.
« Oscar, comment comptes tu retrouver ce livre dans tout ce désordre ? Depuis le temps il a du être dévoré par les souris.
- J’aimerai bien voir ça ! Le jour ou Grand-mère acceptera de dormir sous un toit abritant des rongeurs n’est pas encore arrivé »
Tout en disant ces mots la femme blonde avait glissé ses doigts hors de l’étreinte de son mari pour s’agenouiller devant un coffre peint en vert. Elle l’ouvrit vivement, provoquant un nuage de poussières puis sembla plonger à l’intérieur. Au bout de quelques secondes elle en sortit un livre aux couleurs fanées.
« Le voilà ! Ah, Victor, homme de peu de foi, tu aurais du savoir depuis bien longtemps qu’on ne peut défier un Jarjayes impunément »
Girodelle, à ces mots, éclata de rire avant de s’accroupir derrière sa femme. Il posa son menton sur l’épaule droite de celle qu’il aimait et l’entoura de ses bras pour ouvrir le livre qu’elle tenait toujours. Sa main à elle vola sur les pages, retrouvant la gravure dont elle lui avait parlé quelques jours auparavant.
« Tu vois, c’est daté de 1650. Cet homme porte nos armoiries, mais regardes bien… »
Son doigt s’était posé sur le détail de l’enluminure, suivant le dessin du papier.
« Le lion ne tient pas un sabre, mais un bouclier. Ce qui après tout est plus logique, puisque notre devise est ‘Défendre sans faiblir, vaincre sans tomber’. »
Oscar avait six ans lorsqu’elle avait remarqué cette particularité de son blason. Il avait été modifié durant le siècle précédent et son père lui avait avoué ne pas connaître l’origine de ce changement. (Cela sera d’ailleurs expliqué dans le fic à venir « les quatre épées »)
« Avec André nous avons trouvé beaucoup d’explications. Je soutenais qu’un illustre fait de guerre avait du permettre à l’un de mes aïeux d’effectuer ces modifications alors qu’il pensait plutôt à une sombre histoire de partage entre deux frères… »
Victor, depuis le temps, connaissait bien la fêlure qui naissait dans la voix de contre alto lorsqu’elle prononçait ce nom tant aimé : André. Ce domestique avait été l’ami d’enfance d’Oscar, son compagnon de solitude, son appui, son frère de lait. Girodelle avait jalousé pendant des années, en secret, la force du lien qui les unissait. Il avait vu l’amour dans chaque attention du serviteur et guetté sa réponse dans les non dis d’Oscar. Mais elle, colonel au cœur guerrier, ne croyait qu’en la force de l’amitié. André mort, Oscar s’était retrouvée privée de son autre, de son âme sœur.
Girodelle regrettait à présent la disparition de cet homme, mort pour la France le 13 Juillet 1789. En effet il savait qu’il y aurait eu assez de place dans le cœur de la dernière fille des Jarjayes pour chacun d’eux. Il aurait été son mari et André son frère. Car Oscar lui avait avoué un jour, avant même que naisse leur histoire d’amour, qu’elle avait comprit qu’elle n’aurait pu vivre avec André. Ils étaient trop différents pour s’harmoniser dans les batailles que mènent chaque jour les amants.
Doucement, l’homme d’arme posa sa main sur celle d’Oscar, glacée.
La femme soldat, quand à elle, avait précipitamment levé les yeux du livre ou les lignes se brouillaient pour empêcher ses larmes de dépasser la barrière de ses cils. Voilà trois ans qu’André, son André, était mort. Elle avait voulu le suivre dans la froide éternité de sa tombe, appelant la mort à elle. Les balles avaient sifflé à ses oreilles, la maladie avait rongé ses poumons, mais par deux fois la mort l’avait rejeté. Alors elle s’était battu pour ceux qui restaient, n’ayant pas la lâcheté de mettre elle-même fin à ses jours. Matin après matin la brume qui enveloppait son esprit dans un coton de souvenirs et de regret s’était levée, soufflée par le vent d’une nouvelle présence à ses côtés. Victor Clément de Girodelle… Ombre d’une ombre à présent disparue, il l’avait ramenée à la lumière, à la vie, à l’amour.
Oscar allait se retourner vers l’officier qui bravait chaque prise d’arme avec elle, lorsqu’elle vit le berceau. Celui-ci était tout simple, en bois, patiné par le poids des ans. Rangé dans le grenier lorsque Oscar avait été d’age à avoir son propre lit, il attendait depuis que les cris d’un autre enfant le ramène dans le monde du bruit et des vivants, dans le monde d’en bas.
Sans plus se préoccuper du poids des bras de Victor autour de son corps, la femme blonde se releva et s’approcha du meuble enfantin. Dans une innocence feinte elle le poussa pour qu’il puisse entamer son lent mouvement de balancier, berceuse sans musique aussi hypnotique que le flux et reflux de la mer. Cela faisait bien longtemps qu’aucune main ne s’était posée sur le bois patiné, qu’aucun visage ne s’était penché sur le couffin. Devant le regard océan, le berceau était vide…
Victor comprit immédiatement quel démon tourmentait son aimée. Un an cinq mois et dix jours, telle était la durée écoulée depuis l’instant ou ils avaient unis leurs existences. Ce matin même son espoir avait été une nouvelle fois déçu. Elle lui voulait un héritier, auquel il avait renoncé. Mais comment lui dire ? Mieux valait se taire, attendre que les ans guérissent cette blessure comme ils l’avaient faits des autres. Il la voulait à ses côtés, vivante. Tout le reste était secondaire.
Déjà il était près d’elle, arrêtant le balancement séculaire d’une main négligente. Surtout ne pas lui montrer qu’il savait à quoi elle pensait, surtout ne pas le relever.
« Oscar, tes parents doivent nous attendre. Il faut descendre avant qu’ils ne s’inquiètent »
Oscar resta immobile une demi seconde de trop avant d’acquiescer et de suivre son mari, refermant derrière eux la fenêtre de ses souvenirs.
Dehors, l’été brûlait de ses derniers feus, le soleil de septembre embrasant les champs avides de pluie.
Ce ne fut qu’à l’automne de cette même année que le spectre de cet enfant privé de naissance vint à nouveau hanter les yeux de sa mère. Oscar et Victor prenaient le thé dans la bibliothèque du manoir des Girodelle. Le colonel de la garde républicaine regardait la fenêtre par-dessus l’épaule de sa femme. Le temps était morose à l’extérieur, un vent violent détachant les dernières feuilles aux branches crochues des arbres. Le comte n’avait aucune envie de sortir mais il était de service ce soir là. Avec la tranquillité née de l’habitude, il se leva puis s’approcha de son aimée pour l’embrasser. Leurs lèvres se joignirent, fiévreuses comme au premier jour, alors que leurs mains se soudaient au corps de l’autre. C’est à cet instant là que la porte s’ouvrit, laissant le passage à Marguerite. La soubrette de vingt cinq ans à peine regarda le couple avec envie. Comme le comte était séduisant dans son uniforme !
Jamais elle n’avait vu deux êtres s’aimer comme ses maîtres et elle désespérait que Gustin la prenne ainsi un jour dans ses bras. Le vacher l’avait engrossée voici cinq mois et le mariage avait été arrangé pour que l’opprobre ne retombe pas sur la jeune fille.
Au bruit que fit le loquet de la porte, Oscar su qu’ils n’étaient plus seuls et mit fin à leur baiser. Victor porta encore sa main à ses lèvres puis quitta la pièce, non sans saluer Marguerite. Le regard de l’officier glissa un instant sur le ventre bombé, puis l’homme d’arme quitta la pièce.
Mais ce regard n’échappa pas à Oscar. Elle connaissait Girodelle depuis bien trop longtemps pour douter de son amour. De plus, la soubrette était très quelconque, le visage un peu lourd. Une roturière aux attaches solides… Seul l’enfant à venir avait attiré l’attention de Victor.
Une fois que son mari eu quitté la pièce, la comtesse de Girodelle se leva à son tour de son fauteuil pour venir se placer face à la fenêtre. Elle adressa un rapide sourire à celle qui venait débarrasser les tasses de thé, puis affecta de s’en désintéresser totalement. Marguerite posa ses yeux bruns sur sa maîtresse, avant de se décider à quitter la bibliothèque. Elle admirait autant qu’elle craignait Oscar. Jamais elle n’avait vu femme plus belle, noble dans la moindre de ses attitudes. Elle s’émerveillait de la voir si libre, portant chemises et culottes, discutant sans trêve avec son époux, ferraillant contre lui. Mais dans le même temps son sourire un peu lointain la rendait inaccessible. On chuchotait parmis les serviteurs qu’elle avait commandé des armées. Il suffisait à Marguerite de croiser le regard bleu glacier pour s’en convaincre. Ces prunelles avaient du refléter les feux de la guerre pour garder ces éclats métalliques. Sans bruit la soubrette referma la porte derrière elle, laissant Oscar à ses songes.
Celle qui avait été colonel regardait justement son ancien subordonné passer les grilles de son domaine. Des bourrasques de vent soulevaient les boucles lourdes de sa chevelure, s’engouffrant dans son col. Il reviendrait tard dans la nuit et irait sans doute la rejoindre dans ses appartements. Si seulement…
La main d’Oscar vint se poser sur son ventre désespérément plat et elle laissa ses souvenirs brouiller le paysage automnal.
Girodelle… Il avait 19 ans la première fois ou elle l’avait rencontré, sans véritablement le voir. A l’époque seul son destin d’héritier des Jarjayes lui importait. Puis sa carrière avait prit le pas sur sa vie, l’aveuglant au point que son cœur s’était perdu dans des détours menant à des impasses. Il avait fallu l’avènement de la révolution, et la mort d’André, pour que Victor vienne occuper réellement une place dans sa vie.
Elle était alors brisée par la mort de son compagnon d’enfance, ses poumons la trahissaient, la Camarde jouait avec son existence. Le retour dans sa vie de son ancien lieutenant n’avait été qu’un poids de plus dans le fil de sa destinée. Il venait tous les jours la voir, sans jamais lui rappeler son amour malheureux. Il lui contait les nouvelles de Versailles, cherchait à l’égayer, et peu à peu elle s’était surprise à oublier la douleur constante que représentait la mort d’André lorsque Victor se trouvait près d’elle. La femme soldat connaissait l’emprunte particulière qu’imprime l’amour dans les cœurs aussi ne s’y trompa-t-elle pas quant, en Janvier 1790, sa première pensée alla au comte de Girodelle lorsque le Dr Lassal lui apprit qu’elle était en voie de guérison.
Cette fois, Oscar décida de ne pas combattre ses sentiments, car les effets de ces batailles avaient été bien trop néfastes par le passé. Cependant jamais plus Victor ne lui parlait d’amour, se contentant d’être là, offrant l’appui de son épaule sur laquelle elle refusait de se reposer.
Elle choisit un matin enneigé, ou il était arrivé couvert d’un manteau à la blancheur fugitive, pour lui demander s’il l’aimait toujours. La question avait été posée d’une voix calme, le regard bleu ancré dans celui aux reflets d’acier. La réponse avait été aussi sereine.
« Pourquoi serai je venu par ce temps s’il en était autrement ? »
Alors Oscar s’était approchée et, amenant le col de Girodelle à elle, l’avait embrassé. Puis elle lui avait tout dit : Sur son amour pour André, sur sa maladie, sur ses doutes, sur ses certitudes. Lui aussi s’était livré à elle pour la première fois… Les semaines avaient filés, scellant ce sentiment né pour durer, et ils s’étaient mariés. Sur la demande d’Oscar tout avait été vite. Consciente d’avoir déjà perdu trop de temps, trop d’années, elle ne voulait plus risquer de perdre cette seconde chance d’aimer que l’existence lui offrait.
A présent il ne manquait qu’un élément à son bonheur : Un rire d’enfant, un héritier. Un sourire amer se glissa sur les lèvres pâles d’Oscar, alors qu’elle appuyait son poing sur la vitre. Oui, elle se surprenait à raisonner comme son père, elle voulait perpétuer son nom. Mais à la différence du Général elle ne voulait rien pour elle. Du moins, par réellement. Certes, elle souhaitait que se concrétise ainsi l’amour qui la liait à Victor, mais elle le souhaitait plus encore pour lui, pour son nom.
Depuis la mort de son frère aîné, il était l’héritier du nom des Girodelle, celui à qui il revenait de laisser une descendance. Elle voulait son enfant, leur enfant, cet être qui perpétuerait le nom qui était devenu le sien. Quelque part la boucle se bouclait et Oscar comprenait enfin totalement les choix de son père.
Pourquoi fallait il que l’homme qu’elle aimait souffre de son incapacité à elle ? Elle avait surpris ses regards, il lui semblait percevoir une certaine mélancolie dans l’attitude de Girodelle.
Son malheur à lui était de l’avoir aimée, elle. Depuis qu’il était jeune homme, il le lui avait avoué, il n’avait pu aimer qu’elle. Près de vingt ans plus tard il faisait toujours partit de sa vie, aussi noble et courageux qu’au premier jour. Jamais il n’avait prononcé l’ombre d’un reproche. Mais qu’en faisait elle, de son vieux jeune homme ?
Si seulement il avait épousé une autre femme il aurait eu cet héritier qu’il attendait, mais il n’y avait qu’elle dans son cœur. Oscar François de Jarjayes. Et, égoïstement, elle arrivait à en éprouver de la joie malgré tout.
Ces pensées qu’elle trouvait indignes exaspérèrent Oscar d’avantage encore. Comment pouvait elle être devenue égoïste à ce point ? Il lui fallait donner cet enfant à Victor ! L’héritier de leurs sangs mêlés.
Pour clamer cette colère bouillant dans ses veines, née de la frustration, Oscar décida de sortir à son tour. Elle attrapa sa veste posée sur une bergère et quitta la pièce d’un pas rapide.
Quelques minutes plus tard, le roulement de tonnerre produit par les sabots de sa monture sur les pavés de la cour du manoir avertit les serviteurs que leur impétueuse maîtresse venait à son tour de quitter la demeure. A l’horizon, un orage s’apprêtait à éclater. |