le 29 janvier 1794
Mon bel Ange,
Comment t'écrire, comment te dire tout ce que mon coeur bout de te confier? Comment l'exprimer, ce cri d'amour et de détresse?
J'aurais tant aimé te garder, tant aimé être là en cet instant! Lorsque j'ai eu l'âge que tu atteins aujourd'hui, le destin m'a saisie, rose prête à éclore, pour ne jamais me laisser fleurir. Comme ta poitrine doit se gonfler de fierté à présent que tu passes dans ce monde auquel tu aspirais, ce monde adulte si grave... Déjà tu m'en avais parlé, m'expliquant, petit visage sérieux, que tu voulais grandir très rapidement pour pouvoir te battre à l'épée comme ta mère, enfourcher son cheval et parler de "choses secrètes" avec des gens importants.
Cette merveilleuse femme à qui je t'ai confié, m'a promis de t'élever et de t'aimer comme une mère, et je suis persuadée que ce fut le cas. Elle t'aura sans doute tout raconté de notre destin, de ce que nous avons été, ton père et moi. C'est elle que tu aimes, elle et son mari, comme tes parents. Mais pour la première et la dernière fois, même si je n'en ai pas vraiment le droit, je me permets d'intervenir comme le ferait celle qui t'a donné naissance.
Vis, Matthieu, bel Ange, douceur de ma vie. Cours jusqu'à ce que ton corps crie grâce, jusqu'à n'en plus pouvoir, jusqu'à ce que la tête te tourne... Et continue. Tombe, relève-toi, et cours encore. Jamais ne reprends ton souffle, cours et vis de toute ton âme, de tout ton être. Ne fais pas cette erreur que j'ai faite, choisis la direction, et jamais ne laisse personne en décider à ta place. N'oublie pas que le chemin de montagnes et de précipices, de ronces et d'épines, est souvent plus juste que celui parcourant le champ de blés...
Pardonne à cette femme avec qui la vie a joué comme le ferait le vent avec une plume. Je voudrais tant, que tu comprennes les raisons qui m'ont poussée à te laisser, alors même que tu n'avais pas de père, et que tu m'aimais tellement... Je ne pouvais pas rester, et ce n'était en rien une question d'honneur ou de fierté, mais de vie, une vie que j'aimais et que je ne pouvais pas laisser partir. Une vie que j'ai choisi de préserver au détriment de la mienne : celle-là même de la femme qui a été telle une mère pour toi. Il n'existe pas de personne plus pure qu'elle, il n'y a pas de douceur et de sensiblité pareille en ce monde.
Tu ressembles tant à ton père! Crois-moi, je peux le sentir à présent, il est heureux, et je le serai aussi dès que je l'aurai rejoint. Nous veillerons sur toi, sur notre fils, cet ultime cadeau qui m'a été donné par le Ciel, comme s'il voulait se faire pardonner des tourments qu'il m'a fait endurer. Un don inespéré, un répit et une tendresse auxquels je n'aspirais plus... Tu es le fruit d'un amour d'une rare intensité, pétri de douleur et d'amertume... Mais en existe-t-il un plus fort que ce qu'a été le nôtre?
Sentiras-tu notre souffle au creux de ton oreille, percevras-tu nos sourires sur ton visage endormi? Qui sait... J'espère seulement que la vie te bénira autant qu'elle nous a maudits.
J'aurais voulu une vie moins fulgurante, une vie dans les bras de ton père. Une vie de femme, plus ordinaire sans doute... Aurais-je été la même, aussi aveugle à mon coeur, aussi passionnée? Comment le savoir à présent!..
Mais je suis née avec le destin des roses... Et rien n'est à regretter. J'ai vécu, j'ai suivi ma vérité, j'ai aimé - tout le monde ne peut pas s'enorgueillir de pareil bonheur!
J'emporte avec moi ces moments heureux où, frêle petit corps, je te tenais dans mes bras, et ne pouvais imaginer qu'un sentiment aussi fort que l'amour d'une mère à son enfant puisse exister. J'emporte tes yeux graves pour n'y laisser que la joie, et une mèche de tes cheveux, qui, une fois mêlée à celle de ton père, en est devenue indiscernable.
Adieu... Je t'embrasse, mon fils. Ma fierté. Mon amour.
Ta mère - Oscar François. |