Elle quitta rapidement le salon et se précipita dans sa chambre. Elle ne voulait pas qu’on voie les larmes qui commençaient à perler dans ses yeux océan. Depuis quelque temps, elle avait compris qu’elle devait les garder pour elle seule.
Quelques minutes plus tard, des coups discrets furent frappés à sa porte. La voix d’André lui parvint, nette dans le calme du château :
« Est-ce que tout va bien ?
- Oui, je suis seulement un peu fatiguée », répondit-elle avec le plus d’assurance possible.
Un court silence s’installa, puis il reprit :
« Bien, alors bonne nuit. »
Il n’attendit pas sa réponse et s’en alla.
Restée seule, la jeune fille s’arrêta devant un miroir et entreprit de démêler sa chevelure blonde. L’image qui lui était renvoyée n’était pas flatteuse. « Dans quoi t’es-tu embarquée ? » murmura-t-elle doucement. « Cela ne te mènera nulle part… »
Pourtant, elle se savait protégée, soutenue. Elle s’en était rendue compte. « Son amitié est sans faille » pensait-elle souvent.
« Oui mais voilà, cela ne durera pas éternellement. Quelque chose a changé en moi, et j’ai peur de comprendre le sens de ce changement. »
Abandonnant sa brosse, elle dégagea les couvertures de son lit et s’allongea. Encore une nuit sans sommeil… Elle ne pourrait pas continuer cette comédie encore plus longtemps.
Cette soirée avait été particulièrement difficile pour la jeune fille. Sentir sa présence, tout près d’elle, lui avait été atroce. Elle ne pourrait pas lui cacher bien longtemps le trouble qui l’animait, chaque fois que leurs regards se croisaient.
Tout en contemplant la lumière vacillante de sa bougie, elle se dit qu’elle aimait sentir son regard sur elle. Elle avait l’impression qu’il la réchauffait et la réconfortait.
À un moment, elle eut peur de dépendre de ce regard pour le reste de sa vie. Cela ne pouvait arriver, elle devait faire quelque chose. Mais que faire, quand un seul mot ou même un frôlement déclenchent une foule de sensations en vous ?
La jeune fille serra ses couvertures. « Je n’ai pas toujours été comme cela… Non, ces larmes sont récentes. Telles les sauterelles annonçant un mauvais présage, elles sont apparues au moment où j’ai pris conscience du sens de la vie. Est-ce cela, grandir ? Devenir adulte ? »
Comme cela était fréquent depuis des jours, elle ne parvenait pas à s’endormir. Trop de pensées se bousculaient dans sa tête, elle était inquiète à s’en rendre malade. Car elle sentait bien que ce dont elle était atteinte n’était pas normal. Enfin, pas pour quelqu’un comme elle. D’autres femmes aux mœurs légères, comme les « dames » de la Cour, pourraient bien ne pas se reprocher ce trouble.
Mais pas elle. Elle n’était pas du tout comme ces femmes. Elle donnait beaucoup d’importance à son honneur. Par conséquent, elle ne pouvait espérer plus que de l’amitié, cela serait vraiment inconvenant. Tellement de temps passés à ses côtés, comme deux membres d’une même famille… cela était impensable, horrible, sordide…
« Seigneur, que m’arrive-t-il ? Pourquoi permettez-Vous que je subisse cette nouvelle épreuve ? N’en ai-je pas assez connu jusqu’à présent ? Je sais que cela serait un péché d’espérer… d’espérer garder son attention à jamais, pour moi seule… même si je me rends compte que son regard est très souvent songeur. Et je n’ai aucune idée de ce qui se passe dans sa tête. Ces pensées secrètes que je nourris chaque jour que Vous faites, traversent-elles aussi son esprit ? Oh ! Je donnerais tout pour pouvoir le savoir, mais en même temps, j’ai peur… Oui, je suis littéralement morte de frayeur. Si par bonheur ce penchant était réciproque, jamais nous ne pourrions vivre en paix. Cela ne se fait pas… la société n’est pas encore prête à accepter cela, il faudrait un changement en profondeur. Cela arrivera-t-il un jour ? Répondez-moi, Seigneur ! Ne me laissez pas en proie à ce désespoir qui me ronge un peu plus, quand je vois ce visage et entends cette voix qui me bouleversent tant ! Mon cœur est pur, je ne vis que pour les moments où je me trouve en sa présence, que je chéris plus que tout. Bonheur cruel, cependant. »
Au bout d’un moment, la pièce se retrouva dans le noir. La cire fondue laissait une odeur que la jeune fille appréciait d’habitude, mais ce soir-là, elle lui soulevait le cœur. Sans même s’en rendre compte, des larmes inondèrent ses joues.
« André ! Aurais-tu compris ? Tu es toujours si réservé, mais je sais que ton regard est vif et ne laisse rien échapper. Tu le sais, n’est-ce pas ? Tu sais dans quels tourments je me débats. Tu sais que mes rêves sont impossibles à réaliser, mais tu ne dis rien… Tu me laisses seule avec ma conscience… Alors, peut-être… peut-être connais-tu les mêmes peines ? Tu vis aussi au ralenti. Tu souffres… tout comme moi… et nous ne pouvons rien y changer… »
A l’aube, la jeune fille avait trouvé une réponse. La nuit lui avait porté conseil… même si cette réponse ne lui plaisait pas, elle n’avait pas d’autre choix.
« Il ne me reste qu’une solution… ma mère… je ne peux pas continuer cette vie, je dois me reprendre en main. Ma mère… »
Quelques jours plus tard, elle avait pris sa décision. D’autres événements y avaient contribué, mais le principal restait son amour impossible pour un être exceptionnel.
Elle allait vivre chez sa mère. Madame de Polignac.
Fin.
Mars 2004. |