I Le reflet du miroir
Avec l'été, les beaux jours étaient enfin arrivés. Avec la fête de Midsommar, les jours étaient enfin plus longs que les nuits. Sur ordre du Roi, toute la Cour s'était rendue au bord du lac majestueux qui s'étendait aux pieds du pavillon de Haga, le Trianon suédois. Ils étaient nombreux à avoir été conviés à une fête champêtre, et cependant seuls les Fersen avaient été autorisés à y demeurer de jour comme de nuit.
Debout devant un grand miroir finement ciselé, Rosetta von Fersen contemplait son reflet. ce n'était pas dans ses habitudes que de rester ainsi immobile. La Comtesse était jolie, toujours bien mise et élégante, mais elle n'avait pas le caractère d'une coquette. Elle ne raffolait guère des fanfreluches qu'affectionnaient tant de dames, et pourtant elle ne refusait jamais à Sofia l'un de ses plaisirs particuliers, celui de lui mettre un joli ruban autour de son cou. Les doigts fins de Sofia l'avait parfois fait frissonner lorsqu'ils nouaient le ruban, mais jamais autant que la veille, au matin de la fête champêtre. Sofia était entrée dans la petite chambre avec son amie Henrietta et un carton de fanfreluches. Rosetta avait eu l'étrange impression que les deux amies voulaient "jouer à la poupée". "Confiez-nous votre jolie gorge, Rosetta", avait dit Sofia au creux de son oreille tandis que son amie tenait le ruban. Le Comte von Fersen n'était pas là. Elles étaient seules dans le pavillon. Troublée par la présence d'Henrietta, la Comtesse avait pourtant obéi docilement à sa belle-soeur. Son coeur avait battu la chamade lorsque celle-ci avait déposé un doux baiser dans son cou en susurrant "C'est très bien, Rosetta..." Elle avait cru sentir les mains d'Henrietta cherchant à dénuder ses épaules... Seule l'annonce de l'arrivée de la Reine lui avait permis d'échapper à l'étreinte des deux femmes. Sofia et Henrietta avaient plongé dans une profonde révérence, cachant mal une moue de désapointement, puis elles étaient sorties.
La Reine Sofia-Magdalena était la plus gentille personne que Rosetta connaissait. Elle était aussi douce et timide qu'elle, "aussi sottes l'une que l'autres", disait Gustav. Elles étaient de véritables amies. Si la Reine se méfiait un peu de Sofia Piper, elle recherchait en revanche la compagnie de la gentille Comtesse von Fersen. Ce matin-là, elles firent une agréable promenade autour du lac, tandis que s'achevaient les préparatifs de la fête champêtre. Rosetta avait aperçu plus loin Sofia et Henrietta. Cette dernière s'était changée, et portait à présent le costume des Cour que Gustav avait imposé à tous, à ceci près qu'il s'agissait du costume des hommes. Henrietta était habillée en homme. Ce n'était pas la première fois que Rosetta la voyait ainsi accoutrée, mais elle y fit plus attention. Son époux l'avait emmenée en France quelques mois auparavant, et elle avait rencontré là-bas un colonel français du nom d'Oscar de Jarjayes. Hans lui avait dit que le colonel était une femme que son père avait élevé en soldat. Rosetta en avait été vivement troublée. Mais Henrietta s'habillait ainsi par choix, de temps en temps. C'était une excentricité qui semblait l'amuser au plus haut point.
Se contemplant devant son miroir, Rosetta pensait à toutes ces choses. Oscar de Jarjayes... Henrietta... Et même Sofia qui menait sa vie comme elle l'entendait en dépis de son époux et de ses enfants... Elles étaient libres, c'était l'idée qui revenait sans cesse à l'esprit de la jeune Comtesse. Elles semblaient vivre sans contraintes... tout du moins sans les contraintes que leur condition de femme auraient dû leur imposer... Rosetta les enviait-elle ? Non. Rosetta n'avait pas à se plaindre. Elle aimait son époux. Elle ne comprenait pas très bien certains comportements des deux amies. Et elle n'aurait jamais voulu mener la vie d'un soldat. Et pourtant elle se rêvait papillon. Papillon libre de voler deci-delà dans le clair soleil. Mais Rosetta savait que le papillon finissait par se brûler les ailes, par dépérir à la fin de chaque jour. Un seul jour... Un seul, alors... Elle aimerait s'habiller en garçon, juste une fois, pour voir... Voir quelles sensations de liberté ressentait-on sans le carcan d'un corset, sans une multitude de jupons. Essayer... Essayer en secret, puis peut-être s'enhardir et essayer au coeur de la foule des courtisans... voir si on la reconnaîtrait... Elle ne craignait pas d'y prendre goût. Ce n'était qu'une expérience. Rosetta n'avait pas encore d'enfant. Elle voulait goûter à cette brève expérience avant que sa condition ne la renvoie à ses devois d'épouse.
La fête champêtre vint à s'achever. Les courtisans s'en allèrent. Sofia et Henrietta partirent de leur côté, laissant Hans et Rosetta en compagnie de la famille royale. Alors qu'une femme de chambre aidait Rosetta à revêtir sa chemise de nuit, la jeune Comtesse s'aperçut qu'Henrietta avait oublié des effets personnels. Elle avait laissé les vêtements masculins qu'elle portait pendant la fête. La tentation se fit trop forte pour la jeune femme. Henrietta les avait fait tailler exprès pour elle. Elle n'était guère plus grande que Rosetta...
Rosetta ne parvint pas à s'endormir. Elle ne cessait de penser à ces vêtements qui étaient restés là comme pour l'inviter à tenter l'expérience. Elle se tourna vers son époux. Hans était profondement endormi. Elle se leva avec d'infinies précautions. Un peu plus tôt, alors qu'elle se tenait nue devant la fenêtre, perdues dans ses pensées, il l'avait appelée. "Qui vous a permis de quitter le lit de votre mari, madame ? Allons, venez près de moi, Rosetta, je n'en ai pas encore fini avec vous..." Sa voix était pleine de promesses. Il avait dit tout cela avec tant de douceur... Elle était retournée s'allonger et il l'avait enveloppée de son corps pour la seconde fois de la nuit. Il ne l'entendit pas quitter la chambre, cette fois-ci. Sur la pointe des pieds, elle revêtie les culottes d'Henrietta, puis tout le reste, pièce par pièce. Elle n'avait nullement l'habitude de s'habiller seule, mais elle découvrit avec délices qu'elle n'avait pas besoin de femme de chambre pour de tels vêtements. Nul corset à serrer. Nul lacet à nouer. Elle sut, peut-être un peu maladroitement, se débrouiller avec les boutons. Elle avait appris à manier les boutons sur les habits de Hans. Elle rassembla sa longue chevelure brune qu'elle fixa comme elle put à l'aide d'épingles et plaça la perruque poudrée. Silencieusement, elle sortit du pavillon, passant aux yeux des gardes pour un gentil écuyer... |