L'accouchement s'était mal passé.... L'enfant était un garçon chétif qui ne vécut que quelques jours... Et Rosetta... Sa chère Rosetta avait perdu la vie en donnant naissance à son bébé...
Il faisait presque nuit. Debout, tournant le dos à ses hôtes, un homme vêtu d'un manteau de cavalier se tenait face à la fenêtre, son beau visage appuyé contre les carreaux sur lesquels la pluie et le vent s'écrasaient en rafale. Il était resté silencieux jusqu'à maintenant et avait refusé de s'asseoir et d'ôter ses vêtements trempés. Que lui importait qu'il prit mal, à lui à qui on avait tout pris ? Que lui importait de mourir quand des êtres si chers étaient partis ? C'était un homme brisé qui se présenta ce soir-là chez Oscar de Jarjayes, un homme meurtri par la douleur et un insupportable sentiment d'injustice. Le Comte de Fersen était un homme brisé...
Il n'était pas allé chez Oscar pour y trouver un peu de réconfort, car il savait que jamais plus il n'en trouverait sur cette terre. Non. Il était venu lui parler. Conter l'effroyable tragédie tout en sachant que cela ne le soulagerait même pas, que cela ne libérerait pas les entraves de son âme blessée par le deuil. Il était venu pour parler. Parler de son épouse et de leur enfant...
Oscar le regardait tristement. Elle avait appris la terrible nouvelle lorsque Fersen lui avait écrit pour lui annoncer sa venue, disant qu'il avait besoin de quitter son pays quelques temps, de s'éloigner un peu de ces lieux enchanteurs qui lui rappelaient Rosetta. Près d'Oscar se tenait André. Lui qui avait perdu ses parents lorsqu'il était enfant voyait se dessiner quelques souvenirs du passé qu'il avait jadis cru à jamais enfui dans les méandres de sa mémoire.
Le silence fut enfin rompu. Le Comte prit la parole. Tandis qu'il avançait dans son récit, des larmes se mettaient à sillonner en silence son triste visage.
"J'ai aimé Rosetta plus que tout. Oui, Oscar, plus que la Reine. Elle était si différente. Elle n'était ni Reine, ni maîtresse. C'était un ange de douceur et de gentillesse. Croyez-le ou pas, mais je l'ai sincèrement aimée. Oooh Seigneur, nous n'avons été mariés que si peu de temps ! Voyez-vous, Rosetta a très rapidement attendu un enfant. Si vous aviez pu voir quelle était notre joie... Après toutes ces années, je pouvais enfin connaître une vie paisible et merveilleuse. Elle était ma petite rose blanche. Elle est à présent une rose blanche tâchée de sang.
"La grossesse s'est bien passée. Nous nous étions retirés à Steninge Slott. Nous y étions seuls et libres de nous aimer, prêts à accueillir l'enfant qui grandissait dans le ventre de Rosetta. Et puis un jour, alors qu'elle ne devait pas accoucher avant deux semaines, j'ai été appelé à Stockholm. Je l'ai embrassée en lui promettant de revenir très vite, j'ai caressé son ventre si rond et si beau. Elle m'a regardé tristement, je m'en rend compte maintenant. A-t-elle senti qu'elle ne me reverrait plus jamais ? Je n'en sais rien. Mais Rosetta était triste, et je ne peux m'empêcher de garder cette image en tête. La dernière fois où je la vis vivante. Sans doute devrais-je plutôt penser à ces instants de bonheur que nous avons tant de fois partagé... Il me suffirait de fermer les yeux pour revoir son doux sourire, l'entendre rire. Et je suis partie en la confiant à ma soeur Sofia. Il ne fallait pas qu'elle reste seule.
"L'aube venait de se lever sur le jour tragique. Je vis accourir à moi l'un de nos domestiques, couvert de boue, grelottant de froid et boîtant. Madame la Comtesse a commencé le travail hier soir, me dit-il. Il avait quitté Steninge Slott dès que Rosetta ressentit les premières contractions, mais hélas une véritable tempête faisait rage. Au bout d'une lieue, il tomba de cheval et n'eut d'autre moyen que de rejoindre Stockholm à pied. Trois lieues à parcourir en boîtant... Je partis immédiatement, le coeur battant à tout rompre. Il était trop tôt et je le savais. Il manquait deux semaines, Oscar.
"J'arrivais enfin. Mais il était trop tard. Sofia était dans la chambre de Rosetta. Elle tenait dans ses bras un fragile nouveau-né. Elle leva sur moi un regard où perçait toute la tristesse de la terre. Je vis Rosetta. Elle était étendue comme une statue de marbre sous les draps que l'on avaient remontés jusqu'à sa poitrine. Ses mains étaient jointes. Je lus sur son visage toute la souffrance qu'elle avait endurée au cours de la nuit, les larmes qu'elle avait versé. Je me suis jeté près d'elle en hurlant mon désespoir. J'ai enfouis mon visage dans son cou. J'ai serré contre mon coeur ma bien-aimée. La priant de me pardonner de ne pas avoir été là pour la soutenir, lui tenir la main, l'entourer de mon amour jusqu'à son dernier souffle. Rosetta était morte, Oscar ! Morte sans que je puisse arriver à temps. Elle était déjà partie... Déjà partie...
"J'ignore combien de tant restais-je ainsi contre ce corps inanimé, ce corps sans vie, inerte. Rosetta avait souffert, et elle était morte en m'appelant, me dit Sofia. En m'appelant.
Et je n'étais pas là. Elle ne vit jamais son enfant. Elle est morte avant qu'on ait eu le temps de le déposer sur sa poitrine. Elle ne vit jamais son enfant...
"Je me suis tourné vers Sofia. Elle me regardait de cet air triste qui ne l'a pas quitté depuis. J'ai pris mon enfant dans mes bras. Mon coeur se serra davantage encore. C'était un garçon. Un garçon chétif. Je l'ai gardé près de mon coeur comme le trésor que me laissait Rosetta. Sachant qu'après m'avoir enlevé Rosetta le Ciel me prendrait mon fils à son tour.
Le médecin était encore là. Il me conseilla de le faire bâptiser au plus vite car il ne vivrait pas. Il était si fragile, si chétif... Il était trop tôt... Il manquait deux semaines... Nous fîmes venir un pasteur pour bénir la dépouille de Rosetta et bâptiser le petit Axel. Ooh, Oscar, je n'espérais qu'une chose, que cela soit un horrible cauchemar et que je m'éveille enfin auprès de Rosetta, et que notre enfant vive. Je l'ai veillé jour et nuit pendant trois jours. Trois jours. Puis le petit Axel s'est éteint à son tour. Tout m'avait été pris. Le pauvre petit était né en perdant sa mère, il était orphelin en voyant le jour. Il vécut trois jours. Il rejoignit sa mère. Sa mère qui était déjà partie. Qui était morte en m'appelant.
"Je revois encore le jour des funérailles. Ils furent mis en terre tous les deux par une froide matinée brumeuse. Rosetta, décédée à l'âge de 18 ans, et Axel, qui n'avait vécu que trois jours. Je m'étonne encore aujourd'hui des larmes versées ce jour-là. Il me semblait les avoir toutes épuisées.
"Jamais je ne remplacerai Rosetta, Oscar, jamais. Père voudrait que je me remarie, que je prenne une autre épouse et qu'elle me donne un fils. C'est au-dessus de mes forces. Jamais je ne remplacerai Rosetta. Je n'ai pas besoin qu'une autre femme me donne un fils. J'ai eu un fils. C'était Axel. Axel était le fruit de notre amour. Sans doute vais-je errer à travers l'Europe... Sans doute partirai-je avec Sofia. Je ne peux encore rentrer. J'ai tout perdu."
Oscar et André avaient gardé un silence religieux pendant ce triste récit. Enfin, Fersen se tut et se retourna vers eux. Il glissa une main sous son manteau et pris un objet dans l'une des poches de son habit noir. C'était un minuscule cheval de bois qu'il avait sculpté pour son enfant. Il le gardait sur lui en permanence. Sans qu'il dise un mot ses hôtes comprirent toute l'importance du frêle objet. Fersen le contempla en étouffant un sanglot. Aussitôt, Oscar se leva pour le soutenir tandis qu'André approchait un fauteuil, mais Fersen ne voulut pas s'asseoir ; il voulait partir, rejoindre sa soeur et commencer leur errance. Il fit glisser de sous sa cravatte en soie une fine chaîne en or dans laquelle était passé un anneau. "L'anneau de mariage de Rosetta", dit-il simplement.
Il crut la voir derrière ses hôtes. Il crut voir une jeune femme au visage doux et triste tenant un bébé dans ses bras. Alors il se mit à murmurer
"Nu tager du manen fran blabergets kam
att ge dig en glorias sken."
[Maintenant tu saisis la lune au-dessus de la montagne bleue pour te donner l'éclat d'un halo.]
"I natt ska du somma vid Svartrama damm
där vatten och mossan är len."
[Ce soir tu t'endormiras à l'étang de Svartrama où l'eau et la mousse ont la douceur de la soie.]
Fersen partit. Oscar et André ne devaient plus jamais le revoir. Ils garderaient comme dernière image celle d'un homme brisé s'éloignant sous la pluie et le vent sans se retourner...
Bien des années passèrent. Le Comte de Fersen ne put jamais se remettre de son chagrin, de son deuil. Il tenta bien de sauver la Reine de France pendant la révolution, mais il échoua aussi. Peut-être la volonté lui manquait-il ? Sincère, il l'était. Mais cet homme brisé avait également perdu l'enthousiasme qui lui aurait été indispensable pour mener une évasion au succès. Le 20 juin 1810, il mourut lapidé par le peuple suédois. Ses convictions farouchement gustaviennes l'avaient fait haïr. Oui, il était gustavien. Il regrettait cette époque d'insouciance, la magie, le tourbillon, le doux parfum rococo. Cette époque où Rosetta avait vécu, où il l'avait aimée.
Et levant son beau visage vers les Cieux, rendant son dernier soupir, il trouva la force d'appeler doucement "Rosetta... Axel..."
En glorias sken... L'éclat d'un halo...
FIN. |