Autour de lui ce n'était que chuchotis, murmures, regards complices. Sa vue avait beau lui faire défaut. S'amenuisait jour après jour. Il n'était pas aveugle. Pas encore. Ses autres sens s'étaient développés. Le goût - la nourriture avait pris une nouvelle saveur, le toucher - tout objet prenait une seconde dimension et l'ouïe - pas encore un surhomme, mais tout comme -l'impression que rien ne lui échappait était devenu un don. Un don qui parfois devenait un poids. Pesant et capricieux. Il voulait tout contrôler pour après. Quand il ne serait plus que l'ombre de l'homme que les vieilles pierres de Jarjayes avaient connu. Il devait contrôler sa vie et pour cela, il devait prendre conscience du moindre fait de l'hôtel particulier et de ses habitants.
Que lui cachait-on ? Planté à la croisée du hall de Jarjayes, André était perplexe. Le vieux manoir bruissait de portes fermées avec le plus grand soin. L'arrière cuisine de Grand-mère contenait avec peine toutes sortes de victuailles. Du vin, des viandes rôties à coeur, des terrines de toutes sortes, des légumes religieusement conservés dans des bocaux de verre et de délicieuses sucreries enfermés à double-tour dans le garde-manger personnel de son aïeule, elle seule en possédait la clé et cette clé reposait dans la poche de son tablier de bombasin. Certes la France avait changé de visage. La révolution avait apporté des changements. Les comportements de chacun étaient différents. Des nobles avaient péri, des gens du cru avaient débarqué à Paris armé de faucilles, de pieux, de pierres pour renverser ce monde de privilégiés. Il restait tant à faire, tant à écrire. Une nouvelle France venait juste d'ouvrir ces bras. Pourtant, il ne comprenait pas d'où venait cet obscure pressentiment. Jarjayes se préparait à un grand chambardement... Oui, mais lequel ?
Oscar et lui-même avaient failli perdre la vie au cours du mois de Juillet. Il frissonna à cette évocation, sa vie n'avait que peu d'importance, pas celle d'Oscar. Son amour, sa vie. Elle était sa vie, et l'avait enfin admis après des années d'errance. Des années où il l'avait vu se perdre dans ce soi-disant amour qu'elle avait cru ressentir pour le comte de Fersen. Cette folie qui lui avait fait perdre pied. Il ferma les yeux à l'évocation de cette nuit, où il avait failli. Failli commettre l'impensable. Oscar lui avait pardonné. L'avait-il mérité ? Il en doutait encore. Il mis cette erreur au fin fond de sa mémoire. Elle resterait une tache sur sa vie, une tache qu'il refusait d'oublier et qui le rongerait le restant de ses jours. Oscar refusait qu'il l'évoque, elle préférait penser à l'avenir. Leur avenir. Presque malgré lui, il sourit. L'image de leur mariage s'imposa à lui.
Simplement, il s'était déroulé dans cette minuscule chapelle au fin fond de la campagne Versaillaise. Petite chapelle parrainait par Alain. André se demandait toujours comment son ami connaissait ce lieu de culte. Peut-être après la perte de sa soeur et de sa mère, avait-il ressenti le besoin de se confier auprès d'un homme d'église. Un homme qui ne jugerait pas son envie de meurtre envers le fiancé de Diane. André eut une pensée bienveillante pour cette jeune femme. Il lui souhaitait d'être heureuse où qu'elle soit. Il eut un nouveau sourire. Leur première rencontre avait eu lieu aux Gardes Françaises. Cette jeune demoiselle au coeur tendre lui était apparu comme un soleil illuminant les vieux pavés de la garnison. Ces camarades de chambrée s'étaient réunis au milieu du parvis pour apercevoir rien qu'une seconde cette charmante demoiselle. Il était resté sans voix à sa vue. Comment une si frêle jeune fille pouvait être la soeur d'Alain ? Une armoire à glace au grand coeur, comme il l'appréhenda au fil de leur amitié naissante. D'ailleurs, il lui devait la vie. La vie d'Oscar aussi, sans lui elle serait morte. Lui-même blessé la veille de la prise de la Bastille. Il n'avait pû être présent au côté d'Oscar. La balle d'un mousquet lui ayant traversé l'épaule, frôlant son coeur d'un chouia. Le médecin lui avait fait promettre de se surveiller, de prendre soin de lui. Il ne serait plus jamais le même. Il le sentait. Chaque tâche accomplie lui semblait plus fatigante. Ce qu'il accomplissait sans ressentir le moindre épuisement, se couvrait d'un voile de lassitude. Et Oscar, Sa Chère Oscar avait elle-aussi frôlait la mort. Les soldats de la Bastille l'avaient prise pour cible. Si Alain ne s'était pas jeté sur elle. La dernière salve lui aurait été fatale.
André ne put retenir un énième sourire. Alain reposait dans une des chambres de Jarjayes. Cela tenait de l'exploit pour lui faire garder le lit. Si Grand-mère n'avait brandi sa louche, son arme secrète. André l'avait vu pâlir devant l'oeil torve de la vieille femme, puis son rire sonore avait retenti dans Jarjayes. Promettant de faire tout ce que l'aïeule lui dicterait. Toutefois cela ne s'était pas passé sans heurts, Alain avait était surpris plus d'une fois hors de son lit. Mais la peur de cette louche le lui faisait regagner au plus vite.
Un bien-être l'envahit soudain, Oscar venait de poser sa tête sur son dos, ses bras l'enlaçaient. La femme qui se voulait homme devenait la plus douce des créatures. Cherchant à le toucher à la moindre excuse. Elle ne se tenait jamais bien loin de lui. Il avait cette impression qu'elle reprenait le rôle qu'il avait tenu pendant des années. Celui de l'ange-protecteur. Rôle qu'il avait tenu pendant plusieurs décennies. Peut-être le spectre de la cécité ? Oscar avait peur de ne pas être à ses côtés quand cela arriverait. Qu'il soit loin de Jarjayes, qu'il se perde. De le perdre pour toujours. Si cela devait arriver, André savait qu'il retrouverait son chemin. Toujours. Pour être avec Oscar, aucune barricade, aucune route ne l'empêcherait de revenir vers sa vie.
- Mon André, sa voix était douce, avec cette légère pointe d'émotion qu'elle avait pris depuis leur mariage.
- Tu es là-bas ?
Là-bas, dans ces ruelles tortueuses, dans ces rues sans nom, dans ces quartiers devenus abris de fortune. Là-bas, où ces camarades avaient perdu la vie. Lassalle, fauché en pleine jeunesse. Daniel avait perdu un bras. Jean Petit s'était effondré après avoir reçu une balle en pleine tête. Et tant d'autres. Bernard s'évertuait à donner une sépulture décente à ces hommes. Une forêt proche de Paris avait recueilli ces époux, ces amants, ces garçons sous ses entrelacs de branches. Des rosiers de fleurs blanches et rouges y avaient été plantés tel des gardiens veillant sur leur repos éternel.
- Je ne les oublierai jamais.
- Moi non plus, mon André. Ils nous ont offert une nouvelle vie à nous d'en prendre soin. Sans eux, notre mariage serait resté une utopie.
- Le regrettes-tu ? Je ne serai bientôt plus que l'ombre de moi-même. La nuit gagne du terrain chaque jour.
- La félicité que tu m'apportes chaque jour est l'unique bonheur que je réclame de tous mes voeux. Un jour sans toi est un jour sans amour. Je t'aime André et personne, ni aucune nuit ne te séparera de moi. Je serai tes yeux comme tu as été mon ombre bienveillante toutes ces années passées.
- Et je serai les bras forts dont tu as besoin chaque nuit pour dormir. Pour oublier tes cauchemars. Oscar s'éveillait souvent la nuit, la proie de cauchemars malveillants. Jamais, elle ne les racontait, jamais, elle ne se plaignait, pourtant André était certain que ces jours de ce triste mois de Juillet était le diable qui lui volait de précieuses heures de sommeil.
- Que ferions-nous l'un sans l'autre ?
- Sais-tu pourquoi Adam et Eve ont été séparés ?, demanda-t-il tout à coup.
- Pour éviter la tentation, suggéra Oscar se doutant qu'André allait une fois de plus l'étonner.
Il secoua négativement la tête.
- Pour nous, pour qu'Oscar et André aient une vie sur cette terre et qu'ensemble, ils cultivent des champs de pommes.
Oscar se retint de rire, André avait la facilité de chauffer le froid et le chaud, et il sentait quand le moment d'alléger ces moments lourds de douleur se faisait sentir.
- Donc, ton amour immodéré des pommes vient d'Adam.
- Sans contexte mon amour, je suis son digne descendant.
André se retourna et vola un baiser à Oscar. Un baiser au goût de pomme. Acidulé et sucré tout comme leur relation. L'acidulé était leur passé et le sucré leur avenir. Un avenir fait d'amour et de chérubins si un ange avait béni leur union, elle bénirait aussi leur descendance.
- Et si Eve n'aime pas les pommes ?, demanda innocemment Oscar.
- Adam en mangera deux fois plus. Et je sens déjà la bonne odeur de tarte tout juste sortie du four.
- Oscar que me cachez-vous ?, demanda-t-il à brûle-pourpoint. Je sais que vous voulez m'épargner, ma vue est défaillante, certes, mais je ne suis pas diminué pour autant. Certaines tâches me sont désormais interdites, pour autant, je ne veux pas être un fardeau.
- Aucun risque, mon André. Viens, dit-elle avec un de ces sourires qui lui faisait chavirer le coeur à chaque fois.
Oscar l'entraîna vers une des pièces d'apparat. Celle qui ne servait que pour les grandes occasions. Une de celles où André n'y était autorisé qu'en tant que serviteur vêtu d'une livrée. Ce soir, il ne portait que sa chemise et ses culottes de draps. Ce soir, il y était l'invité d'honneur. La porte s'ouvrit en grinçant. Il y avait plusieurs mois que ces salons ne voyaient plus la lumière et le rire de quelques invités triés sur le volet.
La porte ouverte en grand. André faillit s'évanouir de stupeur. Ses amis réunis dans ce salon, lui souriaient. Grand-mère et son tablier blanc, synonyme de liesse. La comtesse de Jarjayes et son éternel sourire timide, le général et son air renfrogné. Sous cet air bourru, on y distinguait des émotions à fleur de peau, quelques fidèles domestiques et Alain. Son visage avait retrouvé quelques couleurs. Assis dans un fauteuil à roues, il se leva péniblement et arbora un sourire.
- Joyeux anniversaire André !
- Joyeux anniversaire André, entendit-il repris en choeur par tous. Devenus une famille par la force des choses.
Il chancela, abasourdis, il avait oublié son anniversaire. C'était néanmoins le plus beau de tous, il était marié à la femme de sa vie et rien que cela en faisait le plus précieux.
La main serrée dans celle d'Oscar, il avança tel un rêve pour se retrouver au milieu de ces amis. Le salon décoré de guirlandes de papier et illuminé de chandelles, brillait comme le soir d'un feu d'artifice de Versailles. Son coeur se serra à cette pensée, qu'il mit aussi sec de côté. C'était un soir de liesse, non de souvenirs morbide.
Il serra tendrement Rosalie dans ses bras.
- C'est la fête, s'écria Alain, tout sourire en brandissant une bouteille d'alcool.
- Un mojito ?, demanda Alain en attrapant un verre de cristal.
- Je n'en ais jamais bu, répondit André, toujours un peu dans les limbes d'un rêve éveillé. Il peinait à croire que ceci était bien réel.
- Il est temps de remédier à cette lacune, tu y mets un brin de malice, Alain attrapa la bouteille de rhum qu'il vida dans une carafe, une touche de finesse, il versa une rasade de sirop de canne. Un fétu de verdure, Alain y mélangea de la menthe, du citron pour requinquer le bonhomme, et de l'eau gazeuse pour faire plaisir à la dame de ton coeur. Il fit un clin d'oeil à Grand-mère qui rosit. Cul sec, ajouta-t-il en tendant le verre à un André perplexe.
André fit ce que son ami lui dit et faillit s'étouffer.
- Ce n'est pas pour les fillettes, hein André, s'écria Alain en lui donnant un autre verre.
- Hum, hum, grommela Oscar feignant l'indignation.
- J'ai dit les fillettes, Colonel, pas les femmes. On sait tous que vous avez la descente facile, plus rapide qu'un torrent furieux, éclata-t-il d'un rire gouailleur.
- Vous êtes chanceux sergent je ne porte plus l'uniforme.
- A votre bon coeur Oscar, répondit-il d'un sourire complice.
Elle le salua d'un signe de tête. Celui dont on gratifie un compagnon d'infortune avant de tremper ses lèvres dans cet alcool si singulier et qui avait le mérite de vous chahuter les sangs. Alain s'en versa une bonne lampée avant de s'écrouler dans son fauteuil. Avant de laisser voir que ses jambes tremblaient. Il n'était pas aussi vaillant qu'il l'aurait cru. Il comptait sur le Mojito pour lui remettre les pendules dans le bon sens. Rien de tel qu'un tord-boyau pour redonner de la vigueur à un convalescent.
- Du pop-corn, salé ou sucré ?, demanda Grand-mère les bras chargés de cette nouvelle sucrerie. Très à la mode depuis peu.
- Sucré, répondirent en coeur Oscar, André, Rosalie et Alain, offusqués qu'on puisse proposer du pop-corn salé, il firent la grimace. Une grimace à l'image d'une belle complicité qui avait pris naissance au fil des déboires et des joies de toutes sortes.
Alain en vola une belle poignée qu'il fit sauter dans sa bouche l'un après l'autre. Rosalie plût timorée les dégusta du bout des lèvres, tandis qu'Oscar et Alain se les partageaient tel deux amoureux seuls au monde.
- C'est l'été, on devrait organiser une baignade, dit subitement Alain. Passablement éméché après quelques verres bien sentis, il ajouta : A poils !
- Pas avec cet orage qui approche, grogna le général peu ravi d'imaginer tout ce beau monde dans le plus simple appareil s'ébattant comme des gamins.
- Tant pis, nous attendrons le matin, répondit aussi sec Alain. Rêvant d'un monde nouveau où personne jamais ne connaîtrait plus les horreurs vécus en ce mois de Juillet. Août apporterait peut-être ce renouveau et cet oubli bienvenu.
- A eux !, dit-il soudainement en levant son verre imité en cela par tout un chacun.
- A eux !
Fût repris à l'unisson. Ces hommes et ces femmes mort pour un idéal vivrait éternellement dans le coeur de tous.
FIN |