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La voix des ombres


Il était là, parmi ces gens qu’on ne voyait pas, qui n’existait pas, que la haute société ne considérait même pas et préférait ignorer. Son large chapeau toujours vissé sur sa tête et son œil unique pour voir ce monde décadent et le chanter au son de son fidèle accordéon. Personne ne le voyait, comme les autres mais lui, artiste et poète à la jambe de bois, voyait tout et entendait tout, se fondant dans les ombres de la ville et des foules.

Il était là, ce boiteux d’accordéoniste, chantant ses plaintes et ses complaintes sous les ponts du Paris sale et puant qui contrastait avec le faste et la beauté de Versailles. Ses sombres habits aux couleurs de la roture se fondaient dans le décor de sa vie. Il chantait toujours sans jamais chercher la reconnaissance ni l’aumône pour ses rimes. Non, il se contentait de racontait et de se faire la voix du peuple, la voix de ces ombres sans fortunes ni titres et qui n’existaient pour personne d’autre que leurs semblables.

Il était là, assis sur le pavé et la boue, mélancolique et le regard clos. Sa voix grave résonnant et passant presque inaperçue dans le brouhaha de la ville et de ces pauvres gens. Tel un troubadour, le pauvre gueux passait d’un endroit à un autre, c’était dur et le moral n’y était pas toujours. Mais toujours à terre, il se relevait pour continuer de raconter les misères du peuple. Il voyait tout ces gens passés sans même accorder un regard ou un sourire. Qu’importait, lui chantait.

Il était là, sur votre passage, jouant pour se faire entendre, pour faire entendre la voix de ces ombres désargentées. Il pouvait chanter l’amour et les peines de cœur comme la misère et la colère croissante de ce peuple ignoré et bafoué. On trouvait ça normal que ce malheureux éclopé borgne fasse la manche sur la route « des grands » de ce monde. Lui aussi avait été là, comme eux, lui aussi avait été un homme debout avant de se faire l’observateur de ce déclin, de se faire le porte parole des ombres de Paris. Avant de crier la misère et le désespoir pour qu’on en prenne conscience.

Il était là, le regard de l’oracle, présageant le malheur. Complaintes après complaintes, toujours sur le même air de son instrument, clamant la misère et la colère grandissante des va-nu-pieds qui erraient le ventre creux et l’espoir en berne. Il la chantait, cette rage menaçante qu’il entendait au loin. Il était le parolier et le compositeur de ces odes funestes, témoin du tumulte qui s’emparait de la Seine, du vent montant où soufflait la haine. Messager musicien de ces nouveaux hymnes avides de justices et de pains.

Il était été là, cet accordéoniste, conseillant et consolant en musique les cœurs brisaient, se faisant la voix des ombres en colère et ignorées. Dans sa clairvoyance poétique il avait prédit le souffle nouveau et la fureur des hommes qui n’avaient plus rien à perdre et qui ne possédaient que leurs yeux pour pleurer.
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