Chapitre I Une visite
Un franc soleil illuminait la terrasse du château Jarjayes en ce mois de juin 1784. La campagne environnante était paisible et rayonnante, comme pour mieux ignorer la tempête qui régnait dans le coeur d'André, l'agitait, le broyait à lui faire mal. Son mal-être avait quatre ans. Il l'avait cru assoupi, mais depuis quelques semaines le jeune homme avait de plus en plus de mal à trouver le sommeil. Il errait des nuits entières à travers le domaine, pour enfin tomber endormi, épuisé, à l'aube. Pourtant, il lui fallait très vite se lever et servir le colonel Oscar de Jarjayes. La belle Oscar qui était la cause de ses tourments. Celle dont il ne pouvait plus détacher les yeux lorsqu'elle passait les gardes royaux en revue. Celle qu'il aimait...
Il l'aimait, et avait paru heureux de déceler chez elle quelques traces de féminité. C'était il y a quatre ans. Il l'avait surprise se contemplant dans le grand miroir qui ornait la chambre de sa mère. Bien sûr, elle aurait été très en colère si elle l'avait vu, dissimilé derrière la porte. Puis André avait remarqué qu'elle prenait un soin tout particulier de sa magnifique chevelure blonde, aussi admirée par les dames de la Cour que celle toute bouclée du lieutenant de Girodelle. Il lui arrivait également de parler avec plus de douceur qu'à l'accoutumée. Et André s'était surpris à rêver. A rêver d'un possible amour avec Oscar. D'un amour qui ignorerait les différences de rang, de noblesse et de roture. D'un amour exclusif mais tendre. D'un amour où Oscar serait femme.
Hélas... André avait vite compris que les légers changements dans le comportement de son aimée ne lui étaient nullement destinés... Et l'homme pour lequel elle faisait tant d'efforts en secret ne voyait rien. C'était le Comte Hans-Axel von Fersen. Qui n'aimait que la Reine. Qui ne voyait Oscar qu'en tant que confidente de ses amours. Elle en souffrait. Mais jamais elle ne le lui aurait dit. Puis le Comte était parti aux Amériques. Oscar en avait été profondement affectée. Oh bien sûr elle n'avait pas pleuré... pas en présence d'André, en tout cas. Elle s'était même gardée de lui dire adieu. Et pendant ces années, elle n'avait cessé de soupirer, de languir, d'attendre avec anxiété des nouvelles du corps expéditionnaire français. Elle pensait avoir habilement dissimulé ses sentiments à son ami, mais il n'en était rien. André savait. André souffrait.
Enfin, le Comte von Fersen fut de retour. C'était en juin 1783, un an auparavant. Il ne vint pas la voir. Ni elle, ni la Reine. Il ne s'était pas attardé en France. A peine quelques temps à Strasbourg où il avait rencontré son jeune frère qui faisait son tour d'Europe, avant de rentrer en Suède où sa vie prit un tournant décisif. Hans-Axel désirait plus que tout le commandement du régiment Royal-suédois qui lui aurait permis de s'établir en France, mais son père et son Roi y mettaient une condition, un chantage : qu'il prenne enfin épouse. N'était-il pas le fils aîné de la plus prestigieuse famille du royaume ? N'était-ce pas à lui d'assurer la descendance de son nom ? Le Comte von Fersen était un homme d'honneur et de devoir, aussi y consentit-il. Au fond de lui, cependant, il se révoltait contre ce lien qui monneyait sa liberté. Le mariage fut célébré rapidement. Tout avait été arrangé en son absence, avait-il constaté amérement. Quelques semaines après, Hans et sa jeune épouse accompagnaient jusqu'en Italie Gustav III avec une suite bruyante et festive. Ils s'arrêtèrent à Versailles au cours du voyage qui devait les ramener en Suède.
André passa une main dans sa chevelure brune. La vie au château Jarjayes lui avait parue insupportable depuis quelques semaines. Oscar n'avait su dissimuler sa joie à l'annonce de la venue imminente de monsieur de Fersen. Elle savait qu'il avait été contraint à se marier, mais cela lui était égal. Puisqu'il n'avait pas fait un mariage d'amour, il n'y avait aucune raison qu'il montre de l'attachement à la Comtesse. Le revoir enfin depuis tout ce temps la comblait.
Elle ignorait qu'André avait mal. Que son coeur saignait en silence...
Le jour des retrouvailles arriva rapidement. Un peu trop rapidement au goût d'André.
Il salua assez rapidement le Comte, préférant détourner le regard et éviter ainsi de croiser le sourire rayonnant d'Oscar. Son attention fut attirée par la jeune femme qui se tenait à ses côtés. Rosetta von Fersen. Il fut frappé par son visage d'ange si mélancolique. Une certaine tristesse voilait son doux regard. Elle semblait craintive, et André n'en comprit pas la raison. Elle l'intriguait. Elle demeurait silencieuse, mais ne manquait jamais de répondre docilement à son mari lorsque celui-ci daignait lui adresser la parole. André confia à Oscar cette impression étrange qu'il avait ressenti, mais elle lui dit n'avoir rien remarqué, préférant lui ordonner sèchement de se préparer pour se rendre à la fête que la Reine donnait à Trianon en l'honneur du Roi de Suède. André n'était guère enthousiaste. Il n'aimait pas ces festivités coûteuses où chaque invité disait tout bas du mal de l'autre après l'avoir publiquement complimenté. De plus, il lui avait semblé que le Roi Gustav avait eu une drôle de façon de regarder Oscar, plus tôt dans l'après-midi. André se promit de ne pas le perdre des yeux... |