« Madame de Girodelle souhaite-t-elle prendre son thé dans la bibliothèque ?
-Non, merci Rosemarie, je ne prendrai pas de thé aujourd’hui. Vous pouvez vous retirer »
Retenant un soupir résigné, la vieille servante referma la porte de la bibliothèque sur elle, laissant Marie Ange de Girodelle à sa solitude. La jeune femme, qui avait affecté une feinte indifférence en présence de la domestique, sentit tomber le masque qu’elle portait si souvent. On la disait ravissante, avec son visage fin, ses longues boucles blondes et ses yeux bleus pervenche. Personne n’avait compris son mariage avec un homme de vingt ans son aîné. Et les mauvaises langues auraient donné raison à ceux qui avaient prédis un mariage malheureux, s’ils avaient pu voir la profonde mélancolie qui marquait à cet instant les traits si délicats de Marie Ange.
Toute à ses pensées elle se releva, en un geste si gracieux qu’on aurait pu l’assimiler à celui d’un ange. Debout elle était grande, son corps élancé prenant naturellement un port noble, mais dans le même temps la fragilité de sa constitution transparaissait clairement.
Aérienne, elle s’avança jusqu’à une fenêtre, et son regard perdu alla mourir quelque part dans le parc, un étrange en dessous. Les commérages l’avaient toujours blessée, elle si raffinée, mais que leur répondre ?
Elle l’aimait.
Elle l’avait aimé dès a première seconde, malgré leur différence d’age, malgré la barrière de tristesse qu’elle pouvait lire dans son regard gris, malgré sa passion pour l’armée et sa loyauté sans faille envers ce petit homme qui n’était encore rien, Bonaparte. Alors elle l’avait suivi, obstinément, même s’il ne la voyait pas. Il en aimait une autre, elle le sentait, mais jamais il ne prononçait son nom, jamais il ne parlait d’elle. Fantôme tout puissant, la disparue gardait jalousement son cœur.
Cependant, Marie Ange avait peu à peu grignoté sa place, à force de volonté, et il l’avait épousée : Puis, de victoires en coup d’état, Bonaparte était devenu Napoléon 1er, et, en homme d’honneur, il n’avait pas oublié ses fidèles généraux. Victor Clément de Girodelle avait ainsi retrouvé titre, terres et domaines. Ainsi en 1805, Marie Ange et lui avaient emménagé à Versailles. Elle se perdait encore dans cette maison trop grande, mais cherchait de toutes ses forces à créer une atmosphère paisible ou Victor pourrait enfin trouver cette paix intérieure qui semblait le fuir.
Ils auraient pu être heureux.
A cet instant l’homme de ses rêves apparu enfin sur le perron et, comme à chaque fois depuis 12 ans, la jeune femme sentit son cœur manquer un battement. A 50 ans, le comte de Girodelle était toujours un fort bel homme. Les années passées dans les campagnes de Bonaparte lui avaient conservé une silhouette svelte, un port aristocratique. Ses si beaux cheveux châtains s’étaient veinés de gris, mais il les portait toujours lâches, fièrement rejetés derrière ses épaules. Pour l’avoir si souvent embrassé, Marie Ange savait que le visage de son mari avait été épargné par les rides, mis à part celles qui ternissaient son front et qu’il devait, elle le pressentait, à cette femme inconnue qui hantait toujours ses rêves.
Les yeux fermés elle aurait aussi pu décrire son regard gris, si profond, si calme… Si triste. Une tristesse qui s’était teintée de désespoir depuis la mort accidentelle d’Oscar, leur fils de 5 ans. Il y avait six mois de cela. Il ne restait plus au couple que Françoise, petite princesse de 7 ans qui ressemblait tant à son père. Oscar et Françoise : Ces noms que Victor avait choisis, sans lui en expliquer la raison et qu’elle avait acceptés. Par Amour.
La gorge serrée Marie Ange vit celui qu’elle aimait s’éloigner dans le parc en direction du bois. Là bas, au cœur des chênes centenaires se trouvait une petite clairière. Et une tombe. Surmontée d’une dalle ainsi que d’une statue de marbre représentant un angelot.
Dans un sanglot cette mère brisée ferma les yeux, refoulant ses larmes, puis appuya son front brûlant sur la vitre. Oscar ne vivait plus que dans leur mémoire… Oscar et ses rires, Oscar et ses colères, Oscar l’ange aux cheveux blonds et aux yeux d’océan qui seul était capable de faire rire son père. Sur les images de son enfant perdu, l’esprit de Marie Ange ne plaça que quelques mots
Qui peut dire avec certitude ?
Tu es peut être toujours là
Je sens ta présence autour de moi
Ton souvenir est si clair.
En cette fin d’été 1805, l’air était bien doux à Versailles, à Paris, enfin purifié de cette odeur de sang si tenace, qui pendant des années avait rougi les pavés de la capitale. Nul homme n’aurait du les apprécier plus que Victor Clément de Girodelle, ce soldat qui toujours avait été fidèle à ses convictions, mais dans l’honneur, ce noble qui avait survécu à la Grande Terreur. Voici 50 ans qu’il avait vu le jour, mais il savait que son cœur avait cessé de battre quelque part en Juillet 1789. Il avait pourtant survécu, s’était battu, avait tenté de reconstruire une vie qui n’avait plus de goût à ses yeux. Pour ce faire il avait épousé une femme ressemblant à un ange. Sans amour. Mais avec tendresse. Victor s’était promis de la rendre heureuse, de ne jamais lui révéler pourquoi… Pourquoi entre autre leurs enfants avaient pour noms Françoise et Oscar.
Mais Oscar était mort, emportant son cœur une seconde fois, ne laissant de lui que son ombre mélancolique.
Voilà pourquoi le comte de Girodelle ne prêtait pas plus attention à la douce brise qui jouait dans ses cheveux qu’il n’en avait prêté, voilà bien des années, aux balles de mousquetons qui sifflaient à ses oreilles dans la capitale en pleine révolte.
Instinctivement ses pas le menèrent dans la clairière ou il avait fait ériger la tombe de son fils. Un très vieux chêne, sous lequel il avait lui-même joué dans sa jeunesse, protégeait de ses branches la dernière demeure de l’enfant. Les prunelles grises, orageuses, se posèrent un instant sur l’ange de marbre blanc qui avait été placé la pour protéger Oscar dans son sommeil éternel. Puis Victor Clément leva les yeux au ciel, alors qu’un rayon de soleil, franchissant la barrière des feuilles verdoyantes, venait éclairer son visage mélancolique rendu plus beau encore par la douleur sans nom qui s’y dessinait
Dans les silences, j’entends ta voix
Tu es toujours une source d’inspiration
Est-il possible
Que tu sois mon amour pour toujours
Et que tu veilles sur moi de là-haut ?
Lorsque Marie Ange trouva la force de rouvrir les yeux, son mari avait déjà disparu dans les taillis. Elle resta néanmoins encore immobile quelques instants, ses mains à plat sur les carreaux, le front appuyé sur une vitre comme si le poids de ses pensées était trop lourd pour sa nuque gracile. Cela faisait six mois qu’ils ne se parlaient pratiquement plus, se comportant en étrangers ne voulant pas voir la peine de l’autre
Mais elle aimait cet homme qui souffrait, elle était sa femme et malgré son propre chagrin il lui fallait à présent puiser en elle le courage de lui offrir enfin l’appui de son épaule. Car telle était la promesse qu’elle s’était faite le jour ou il était entré dans cette tente, alors qu’elle-même se tenait au chevet de son père blessé au combat. Tout de suite elle avait su que c’était lui. Pour toujours. Alors elle s’était jurée d’être son ombre, de le soutenir à chaque instant de sa vie, et ce même s’il ne devait jamais la voir.
Elle ne connaissait pas alors la grandeur d’âme de Girodelle qui, en véritable homme de cœur l’avait recueilli à la mort de son père puis épousé lorsqu’il avait compris les sentiments qu’elle lui portait. Il lui avait donné deux enfants. Elle n’avait pas le droit de le laisser seul en ces instants de souffrance.
Encore mal assurée sur ses jambes Marie Ange recula d’un pas, puis de deux. Ses yeux lavande que trop de larmes avaient délavé s’ouvrirent, ses paupières cillèrent puis le chagrin, plus lourd que le plomb, les força à se refermer. La jeune femme vacilla alors comme une fleur que le vent s’apprête à coucher, mais ses doigts déliés attrapèrent une croix qu’elle portait autour de son cou.
La comtesse la serra fortement entre ses mains avant de la porter aux lèvres et de l’embrasser avec ferveur.
Est-ce que tu dors gentiment
A l’intérieur de mes rêves ?
Est-ce la foi qui nous fait croire
En ces choses que nous ne voyons pas ?
Un nouveau courage sembla alors animer la jeune femme qui pu à nouveau ouvrir les yeux. Après un dernier regard en direction de la fenêtre, Marie Ange quitta la bibliothèque. Seul le souvenir de son doux parfum flotta encore quelques minutes dans les airs.
Les secondes s’étaient égrenées, éternelles, pourtant Victor Clément était resté immobile, enfermé dans une douleur telle qu’elle ne portait plus de nom. Des larmes incandescentes lui brûlaient les paupières mais il les refoulait, les retenait, les combattait en véritable soldat maître de ses émotions.
Oui, Oscar avait été son fils, son trésor, ce qu’il avait prit comme un cadeau que le Seigneur lui faisait pour se faire pardonner de lui avoir volé la femme qu’il aimait. Dès l’instant ou la sage femme le lui avait déposé au creux des bras, Victor s’était senti renaître. Ce nom, son nom, lui était instinctivement monté aux lèvres, quand il avait croisé le regard océan de son héritier. Elle était revenue à lui, enfant minuscule qu’il lui faudrait protéger, il le tenait dans ses bras. Le regard gris était né une seconde fois à l’amour, alors qu’il faisait connaissance avec son plus petit, celui qui déjà s’appelait Oscar.
Mais une fois encore il avait failli à sa tâche, il n’avait pas sur le protéger. Alors Oscar lui avait été arrachée une nouvelle fois, lacérant son âme.
Tu es dans mon cœur à chaque battement
Chaque jour je chéris
Tout ce que tu m’as donné,
Parce que tu es mon amour.
Un hurlement, celui d’une bête blessée à mort, d’un homme se noyant dans sa détresse, se fit entendre dans le parc. Dans un même mouvement tous les oiseaux quittèrent l’abri relatif des arbres pour s’envoler dans les cieux en un immense battement d’ailes. Puis le silence reprit ses droits, plus puissant encore qu’auparavant, et il ne resta plus qu’un homme solitaire au cœur d’une clairière.
C’est avec une rage impuissante que le comte de Girodelle avait levé deux poings vengeurs au ciel. Personne ne lui répondrait, ni anges ni saints, il n’y avait que lui et son désespoir. Alors, fermant les paupières sur le ciel orageux de son regard, Victor Clément laissa enfin couler les larmes de l’impuissance. Il reconnaissait n’avoir pas pu forcer la main au destin et, quelque part, il l’acceptait enfin.
A présent devant ces yeux fermés le visage de son fils se dessinait nettement ; les petites fossettes sur ses joues lorsqu’il riait, cette cicatrice sur le menton qu’il s’était faite à deux ans, l’or de ses cheveux d’ange. Cependant, un rire qui n’avait rien d’enfantin se mit peu à peu à retentir dans les méandres de sa mémoire. C’était un éclat de rire conquérant, frondeur, victorieux avant même la bataille… Même le doux visage du petit garçon se mit peu à peu à se transformer. Les yeux s’agrandirent, prenant une expression un peu sauvage, les traits se purifièrent, la peau devint plus pâle, les lèvres plus féminines… Oscar…
Alors sans qu’il ne puisse plus rien contrôler, les larmes de l’ancien colonel de la garde Royale redoublèrent
Tu veilles sur moi de là-haut
Et je crois
Que les anges existent
Et je crois qu’on s’aimera toujours
Cette double douleur, trop forte, réussit à faire sombrer un homme qui n’avait jamais reculé d’un pas devant l’ennemi. Tout doucement, le dos de Girodelle se voûta, ses genoux plièrent, avant qu’il ne tombe finalement sur le sol. Les larmes s’étaient taries à présent, ne laissant qu’un goût amer au fond de sa gorge.
Agrippant frénétiquement deux touffes d’herbe Victor sembla vouloir se raccrocher à quelque chose de tangible pour que les images du passé ne l’entraînent pas dans un tourbillon irréversible. Tout son corps frissonna, il gémit de douleur puis resta immobile à genoux sur cette terre qui l’avait vu naître. Une fois de plus elle avait gagné. Pour la dernière fois peut être.
Il l’avait aimé comme un damné. L’aimait toujours comme un damné. Ne vivait que par son souvenir. Oscar.
Victor Clément de Girodelle approcha sa tête du sol jusqu’à ce que sa joue se pose sur l’herbe, laquelle sembla lui prodiguer une caresse légère. On aurait dit que l’homme d’arme voulait disparaître, se confondre à cette terre qui lui avait volé ce qu’il avait de plus cher en ce monde. Mourir à l’ombre du regard de cet ange de marbre qui à jamais veillerait sur son sommeil.
Emmènes-moi là où tu es,
Au-delà des étoiles.
Chaque nuit je cherche ton sourire…
Savoir que tu es là,
Ne serait ce qu’un instant…
Un vent léger, aussi doux qu’un baiser vint effleurer la joue du comte. Y trouvant une nouvelle force, il réussit à s’agenouiller à nouveau devant la tombe.
C’est ainsi que le trouva Marie Ange lorsqu’elle arriva à son tour dans la clairière, quelques minutes plus tard. Il était si seul ! Mais en même temps il paraissait plus serein, comme si quelque chose venait de lui permettre de commencer son travail de deuil.
Leur petit garçon… Leur Oscar que cet ange de pierre veillerait bien après leur mort. La jeune femme hésita à faire connaître sa présence à son mari. Souvent, lorsqu’elle se rappelait à lui il semblait émerveillé, l’espace d’une seconde. Puis un voile de déception s’abattait sur le miroir de son regard. Il avait beau tenter de le masquer, il l’aimait trop, elle le savait.
Cette femme qu’il avait tant aimé avait dû être vraiment très belle…
A cet instant la brise si douce joua avec ses cheveux et devint comme un murmure à son oreille… Maman…
Je sens ton souffle qui me dit
Que tu n’es pas loin.
Alors, avec courage, Marie Ange fit les quelques pas qui la séparaient de son mari puis posa une main toute de douceur sur son épaule droite.
Cette même brise qui l’avait déjà effleuré jouait toujours avec les cheveux de Girodelle. Cette fois ci il sentit le baiser si léger, entendit le lointain écho d’un rire plus tendre que moqueur... Un rire éteint depuis plus de vingt ans.
Je sais que tu es là
Je sens ton souffle qui me dit
Que tu n’es pas loin.
Sa femme était là. Marie Ange. Il se devait à elle et son malheur l’avait trop longtemps rendu égoïste. Mais son regard une fois encore le trahirait s’il avait la folie de lever les yeux vers elle. Plutôt que de lui infliger cette souffrance inutile, Victor Clément se retourna vers elle, enlaça fermement la taille délicate de sa femme entre ses bras puis posa sa tête au creux de son ventre.
Surprise par ce geste la jeune femme fit comme un berceau de ses bras avant de se pencher un peu vers lui pour lui caresser tendrement les cheveux. D’une voix que l’émotion rendait tremblante elle murmura :
« Je suis certaine qu’Oscar n’est pas seul, je sens sa présence »
Girodelle inspira longuement, se souvenant du baiser de vent. Il sentait le parfum de sa femme, sa douce chaleur, cette tendresse et cet amour qui à défaut de rallumer la flamme morte d’un cœur en cendre avait du moins pensé bien des blessures durant ces dernières années. Jamais elle ne viendrait à bout de sa mélancolie, de cette sourde douleur dans son regard. Mais du moins lui rendait elle la vie supportable.
« Je le sens moi aussi. Mon Oscar… Elle… Oui, mon Oscar veille sur lui »
Tout à son trouble, à ces sentiments si forts qu’il venait de ressentir, Girodelle ne se rendit pas compte qu’il venait de laisser échapper son secret. Marie Ange comprit tout grâce à la vivacité de son esprit : Que, pour une raison qu’elle ne connaîtrait jamais, cette femme s’appelait Oscar. Un léger pincement lui serra le cœur, mais le reste de ce que lui souffla son esprit elle l’avait toujours su. Elle n’aurait jamais que la seconde place mais s’en contentait. Parce qu’elle aimait Girodelle de cet amour qui donne tout sans jamais rien demander en retour.
Marie Ange s’estimait déjà heureuse de ce qu’elle avait, car Girodelle lui offrait sans condition tout ce que cette Oscar n’avait pas emporté avec elle. D’une manière irraisonnée, elle se prit à espérer que Victor eu raison. Parce que sans la connaître, elle lui faisait confiance. Seule une femme d’exception avait pu engendrer un tel amour.
La jeune femme adressa alors une prière muette à celle qu’elle ne pourrait jamais considérer comme une rivale.
*Je vous en prie, veillez sur mon fils. Pour l’amour de Victor, étendez la protection de vos ailes sur celui à qui, par amour de vous, il a donné votre prénom*
Après cette prière digne du cœur d’une mère Marie Ange s’agenouilla face à Victor, l’embrassa délicatement sur le front puis plongea ses yeux lavande dans le regard gris :
« Je lui fais confiance, Victor. Oui, je sais à présent qu’un ange veille sur Oscar »
Comme deux âmes qui, trop longtemps solitaires, se retrouvent enfin, il s’enlacèrent et restèrent longtemps dans les bras l’un de l’autre. Le vent unit la chevelure de cendre à celle aux reflets d’or avant d’aller mourir doucement un peu plus haut, à cet endroit du ciel ou viennent s’endormir les anges après avoir veillé au bonheur de ceux qui leur sont chers. |