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Révolutions

Chapitre I : À l’ombre des toits, une révolution

Quand vous mourrez de nos amours
J'irai planter dans le jardin
Fleur à fleurir de beau matin
Moitié métal moitié papier
Pour me blesser un peu le pied
Mourez de mort très douce
Qu'une fleur pousse*

I- Réminiscences - 1794

Les tombeaux se sculptent parfois à même les rocs les plus inattendus : un frêle esquif avalé par les flots, un carrosse éventré par une foule anonyme ou encore – et là était probablement le plus tendre, le plus beau des tombeaux – la berceuse des bras d’une amante. Une berceuse pour dormir longtemps; une berceuse entamée sur la première note d’un prénom...

- ANDRÉÉÉÉÉÉÉ !!!!

Un cri s’envolant à tire-d’aile dans l’azur d’un ciel de juillet.

Un mot.

Un seul.

Mais percutant comme cette balle qui avait signé l’épitaphe d’un homme à même son cœur.

Bang !

Alain s’était retourné. Toute la fièvre qui brillait jusqu’alors dans son regard avait fait place à la consternation, à l’horreur.

« Oh mon Dieu ! Pas André ! Pas André ! »

Tout lui était alors apparu au ralenti, geste après geste. Comme si la vie tentait malgré elle, malgré tout, de s’accrocher, de retarder l’inévitable. Aujourd’hui, il pouvait encore se rappeler la scène avec une étrange netteté : l’ombre des baraques avoisinantes qui leur servait de dais et l’odeur entêtante du feu qui se mélangeait à la puanteur des rues de Paris; la main crispée du blessé qui s’était portée à sa poitrine, l’écarlate de la vie qui fuyait déjà entre ses doigts. Le rouge était si vif, si tranchant sur la main blanchie ! Et si sombre sur la veste de l’uniforme, alors qu’une fleur noire y fleurissait. Trop vite. Beaucoup trop. Une mer Rouge qui faisait son nid à même la mort de son ami. Puis, le corps avait chuté dans un bruit mat sur le pavé boueux. On aurait dit l’écho décalé du fusil qui, quelques secondes plus tôt, avait sonné le glas du dernier jour d’André Grandier.

C’était le 13 juillet 1789.

Et comme si c’était hier, Alain se souvenait de ce jour funeste...



II- Le chant de l’angélus – 13 juillet 1789

Dans une ruelle repoussante, un cabot jaune et famélique reniflait un tas d’immondices, espérant probablement y dénicher quelques restes à se mettre sous la dent. Et c’est dans ce cul-de-sac sombre et crasseux qu’André se mourrait.

Oui, le grenadier était en train de mourir.

Alain le savait. Outre le fait qu’il avait entendu les médecins discuter entre eux (« La balle a traversé la poitrine de part en part. C’est probable que le poumon gauche ait été perforé », « C’est un miracle s’il vit encore», « Je ne peux plus rien pour lui »), il voyait bien que son ami n’en avait plus pour très longtemps. Ça se lisait dans ses yeux grand ouverts, ces yeux aveugles qui voyaient maintenant la Mort fondre sur lui. Ça se sentait au parfum entêtant de soufre, de salpêtre et de charbon qui transpirait dans l’air. Et surtout, surtout, ça s’entendait aux larmes dans la voix du colonel.

Alain de Soisson n’avait jamais vu son supérieur pleurer. Non jamais. Pourtant, cet officier aussi solide et droit qu’un chêne, était maintenant agenouillé sur un sol poussiéreux de boue séchée, les joues ruisselantes de larmes. Il n’y avait plus de fier colonel dans ces épaules affaissées; seulement un cœur de femme qu’on venait de briser aussi sûrement que celui, ajouré d’une balle, d’André.

- Mais pourquoi pleures-tu, Oscar... ? s’enquit alors le blessé d’une voix étrangement douce, d’une voix qui ne pouvait que s’adresser à elle. Vais-je... mourir ?

- Arrête de dire des sottises, André, rétorqua Oscar en lui enserrant tendrement la main. (Le ton se voulait ferme, dur, un peu comme si elle commandait à la Mort elle-même de battre en retraite.) Promets-moi plutôt de m’amener loin d’ici. Loin de tout ça. Juste toi et moi. Encore une fois. Nous trouverons alors une petite chapelle et nous nous marierons. Promets-moi, mon amour...

Alain se sentit soudain de trop. Non parce que la ruelle où on avait allongé André fût exiguë – certes, elle l’était, mais ce n’était pas là la raison principale de son malaise. C’était plutôt ces regards amoureux - de véritables cieux crevés d’étoiles ! - qui ne le voyaient plus. Disparu le fidèle copain ! Évincé le brave sergent ! Il n’y avait qu’eux, André et Oscar, dans la pénombre de cette allée. Que ces mains ensanglantées qui se touchaient.

- Te souviens-tu comme tu m’as aimée ? Te souviens-tu de ton corps mêlé au mien ?

Que ces lèvres qui se chuchotaient mille promesses, qui s’embrassaient.

- Il n’y aura eu... que toi... Oscar. Toute ma vie n’aura été vécue que... pour toi. Que pour cette nuit. Dieu que je... je t’aime...

C’était l’amour né de tout cela – un dernier regard, des mots testaments - qui enflait, toujours un peu plus, encore un peu, au point d’habiter tout l’espace. C’était si assourdissant que ça enterrait le crépitement des mousquets et la rumeur des émeutiers. C’était si rouge, si passionné que ça s’abreuvait à même le sang qui striait de cramoisi les briques du pavé. C’était brûlant, ravageur comme le feu qui mangeait les barricades. C’était un amour d’hier et d’aujourd’hui. Intemporel.

Mais pas éternel.

Sur la joue encore tiède d’André, une larme étincelante capta la brillance d’un rayon de soleil. Pendant un bref instant, on aurait cru voir une minuscule croix de lumière au-dessus du visage du mourant.

Mais le paravent d’un nuage mit aussitôt fin à cette illusion; l’étincelle lumineuse s’éteignit et la ruelle fut à nouveau plongée dans l’ombre. Tout comme le même éclat venait de quitter les yeux d’André. Dans le regard maintenant vitreux se reflétait une nuée d’oiseaux. «Des corbeaux», constata Alain en se retournant, sa main droite en visière au-dessus des yeux.

- Reste avec moi, André. Parle-moi. Dis-moi encore que tu m’aimes...

Au loin, les cloches de Notre-Dame sonnèrent l’angélus.

Trois séries de trois coups qui s’égrenaient. Lentement. Impitoyablement.

Trois séries de trois coups qui marquaient la moitié du jour, l’appel à la prière.

Trois séries de trois coups...

Un coup...

...un deuxième...

...puis un troisième...

Et ce fut le silence.

La tête blonde d’Oscar se releva soudain. La jeune femme attendait. Immobile comme ce temps qui semblait s’être figé.

Alain, les yeux embués, se frotta de l’index le bout du nez et détourna la tête. C’était lâche, il le savait, mais il ne voulait surtout pas voir le visage de la jeune femme lorsqu’elle comprendrait enfin que c’était fini, qu’Il était parti. Son regard se porta plutôt vers les volutes de fumée noire qui obscurcissaient ici et là le ciel de Paris, ces crachats souffreteux d’une ville qui s’éveillait après un long repos. «C’est le chaos, pensa Alain. La populace qui s’est emparé de l’Hôtel de ville, qui l’a assiégé. Ces gens qui, hier encore, étaient forgerons, boulangers, ferblantiers, portefaix, tonneliers et menuisiers, devenus aujourd’hui cette foule vociférante, ivre de vin et de tuerie. Ces bras qui pétrissaient la pâte, qui battaient le fer, qui sablaient le bois, qui gagnaient dignement leur vie, maintenant armés de piques et de fusils volés. Et les bandits des faubourgs Saint-Marcel et Saint-Antoine qui terrorisent les pauvre gens... Comment diable Bernard Châtelet compte-t-il dompter toute cette grogne ? Pense-t-il vraiment qu’une milice organisée y viendra à bout ? Croit-il vraiment que les bourgeois vont réussir à désarmer les bras de leurs confrères ? Alors que les canons de la Bastille sont tournés vers nous ? Que des armées étrangères sillonnent les rues de Paris ? Que les dragons du Royal-Allemand ont chargé la foule au jardin des Tuileries, qu’ils ont fait feu sur nous... tué André... sabré ce vieillard... Dieu, je suis si las...»

La voix fêlée d’Oscar de Jarjayes le ramena brusquement à la réalité glauque de cette ruelle isolée.

- André ?

Alain devina que les yeux bleus de la jeune femme détaillaient le visage ô combien aimé, en retraçaient chaque ligne...

- André... ?

Rien, aucune réponse sinon que l’écho lointain des émeutiers et les coups de fusil qui claquaient.

Et ce fut probablement à cet instant que les yeux d’Oscar croisèrent le vide d’un regard sans tain, car soudain, une plainte déchira l’air :

- ANDRÉÉÉÉÉÉÉ !!! NOOOOOOON !!!

Alain sentit son cœur se serrer dans sa poitrine. Ce cri... Dieu qu’il aurait voulu ne jamais entendre pareille douleur. C’était horrible... Insoutenable. Comme lorsqu’il avait dû décrocher le corps de sa sœur, sa chère Diane qui s’était pendue. C’était le genre de souvenirs inoubliables qui vous hantaient à vie. «Son beau visage bleui, la froideur et la rigidité de son corps dans mes bras et cette odeur écoeurante qui flottait dans la mansarde...»

Du revers de sa manche poussiéreuse, il sécha ses larmes, inspira profondément pour se donner du courage, puis se tourna vers la jeune femme échouée derrière lui. Cette dernière sanglotait, ses petits poings cramponnés à la veste d’André, sa chevelure d’or étalée sur le corps du mort en guise de linceul.

- André !!! Tu ne peux pas t’en aller ! Tu ne peux pas ! hoquetait-elle entre deux sanglots. Que vais-je devenir sans toi ? Comment vivre sans toi ? Je t’en prie, ne t’en va pas ! Pas maintenant que je t’ai dit « je t’aime » ! Pas maintenant !!!

- Colonel... l’implora Alain en avançant une main hésitante vers elle.

Il lui étreignit timidement l’épaule. Lui, le gaillard à grande gueule, lui qui l’avait autrefois affrontée à l’épée, ne savait plus quel geste poser, ne connaissait plus les mots à prononcer. Parce que le chêne fier et imposant qui les avait commandés, le pugnace Colonel Oscar François de Jarjayes, lui apparaissait soudainement si chétif, si fragile. L’uniforme de l’officier, habituellement immaculé, était crotté de poussière et de sang; le regard bleu clair tremblotant de larmes. Oui, un chêne effondré, déraciné... Mais n’était-ce pas d’ailleurs ce qui venait de se produire ? D’une balle de fusil, on avait fauché les racines de l’arbre: celle, profonde, qui avait lié les deux frères; puis celle, emmêlée et noueuse, de leur vieille amitié; et cette dernière racine bourgeonnante qui avait uni la femme à l’homme.

Oscar et André. L’arbre et ses racines. Indissociables.

- Colonel, c’est fini...

- Mais ça venait juste de commencer ! lui cracha-t-elle en dardant sur lui des yeux furibonds.

Alain se doutait bien que ce « ça » avait quelque chose à voir avec le sourire éclatant qu’avait arboré son ami en les rejoignant au petit matin. Ça et les coups d’œil que se lançaient André et Oscar, un peu comme s’ils partageaient un secret connu d’eux seuls. Alain se rappelait comme la main gantée du Colonel s’était attardée sur les doigts d’André alors que ce dernier lui tendait les rênes de sa monture. Il revoyait encore la charmante rougeur qui avait empourpré l’ivoire des joues de la jeune femme. Des détails sûrement, des peccadilles qui passèrent inaperçues aux yeux de la galerie, mais qui n’avaient point trompé l’œil perspicace du sergent de Soisson. «Eh bien ! Les voilà devenus amants !» avait-il conclu avec un sourire goguenard. «C’est pas trop tôt, mon p’tit André, c’est pas trop tôt...»

Non, c’était trop tard : André était mort. Une légère brise soufflait d’ailleurs sur la chevelure de ce dernier, faisant ainsi voleter la mèche de cheveux noirs qui camouflait habituellement son œil invalide.

- Comptez-vous chanceuse d’avoir été aimée ainsi, Colonel..., murmura Alain, la voix enrouée.

- Et ça sert à quoi d’aimer, sergent, si c’est pour mieux vous arracher le cœur le lendemain ? Hein, pourquoi ? POURQUOI ?!

La jeune femme se redressa et, les bras en croix, se mit à hurler :

- ACHEVEZ-MOI, TUEZ-MOI, JE VOUS EN PRIE !!! FAITES QUE JE N’AIE PLUS MAL !!! FUSILLEZ-MOI CE CŒUR QUI SAIGNE DÉJÀ !

- COLONEL ! beugla Alain afin de faire entendre raison à cette furie blonde.

Elle se retourna lentement vers lui – Dieu qu’elle avait l’air perdu ! – et leva vers lui un regard implorant.

- Ayez pitié de moi, sergent : prenez votre mousquet et tuez-moi. Abrégez ma souffrance...

Mais le sergent n’obéit pas. Il s’avança plutôt vers elle...

Un pas...

...deux pas...

...puis un troisième...

Tout doucement pour ne pas l’apeurer...

Et il cueillit dans ses bras ce corps frêle secoué de sanglots. En cala la tête ébouriffée tout contre la chaleur réconfortante de son torse.

- Allez-y, pleurez tout votre soûl. Mais ne comptez surtout pas sur moi pour obéir à pareille stupidité. J’ai promis un jour à André que je veillerais sur vous et je compte bien tenir ma promesse, Colonel...

Oui, se jura Alain, il prendrait soin de cette femme.

«Je donnerais ma vie pour vous, Oscar de Jarjayes...»

Le jeune homme eut alors un faible sourire : c’était là, à un mot près, les mêmes mots qu’avait un jour prononcés André. Sur le moment, il avait trouvé son ami complètement fou. Aucun noble ne méritait un tel sacrifice !

Mais aujourd’hui, Alain de Soisson n’en était plus si sûr...


Il y a de ces révolutions qui ébranlent les masses, mais il y a aussi celles qui réforment les cœurs...

Tout doucement...

Mais sûrement.

Les deux venaient de se mettre en marche.


À suivre.

********************
Référence:

*Premier couplet de la chanson «Quand vous mourrez de nos amours» de Gilles Vigneault (1962).
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