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« Ces conversations licencieuses qui d'un jour à un autre vous font perdre insensiblement la pudeur et l'horreur du vice. » [Bourdaloue, Myst. Circonc. de J. C. t. I, p. 84]


Chapitre I : Le choix des armes

L’outremer du firmament s’ajourait de l’éclat de milliers d’étoiles ainsi que d’un timide premier croissant de lune. Les topiaires et les statues, gardiens silencieux de ces lieux, se nimbaient de cette faible clarté stellaire, alors que sur le sol, se découpait leur envers de ténèbres, ces immenses ombres qui se profilaient à perte de vue. Ça et là, un coassement ou un hululement venait se joindre au clapotis régulier des bassins. Les jardins du château sommeillaient donc, bercés par cette douce musique vernale.

Faire partie de ce paysage, c’était d’accepter tacitement de laisser son œil vagabonder d’un bosquet à l’autre, de se gorger les poumons des parfums acidulés des orangers et des citronniers qu’une légère brise charriait, d’ouvrir sa main et de laisser le temps nous filer entre les doigts, car ici, justement, il n’importait plus. « Il faut donner du temps au temps » affirmait d’ailleurs Cervantès.*

Assise sur la margelle d’une fontaine, la posture raide et empesée par l’éducation qu’elle avait reçue, une silhouette levait vers les cieux son visage. La blancheur spectrale de ce dernier perçait l’obscurité à la manière de ces astres qu’elle contemplait. Oscar François de Jarjayes, colonel de la Garde Royale, se permettait un de ses rares moments d’égarement (ou pour contredire ce sage Cervantès cité ci-dessus, le rigoureux officier aurait plutôt argué qu’il « perdait son temps, mais au point où les choses en étaient... »).

Mais pourquoi ce défaitisme dans l’œil tourné vers la nuée ? Était-ce dû à la fatigue ? Il fallait admettre que les dernières semaines avaient été éreintantes et ne lui avaient laissé aucun répit. C’est qu’il ne suffisait pas de parader dans des bals, comme certains médisants le croyaient – sa tâche ne se limitait certainement pas qu’à être une parure sans cervelle, foutredieu ! Certes que non ! Dernièrement, s’ajoutait à ses fonctions déjà plurielles, la perquisition de pamphlets diffamatoires et de parutions plus...euh, comment dire...libertines.

Cela aurait été sans conséquence si l’une d’entre elles n’y mettait pas en scène l’actuel roi de France. Celui-ci y était personnifié sous les traits d’un sultan africain. Anodin, penserait-on. Moins si l’on précisait cependant que le souverain dépeint dans cette histoire possédait un anneau capable de faire parler le sexe de ces dames**. Le prude et bigot Louis XVI avait été scandalisé de voir associer son nom à de telles – il avait employé le terme « grivoiseries » - et avait immédiatement ordonné que l’on mette la main sur lesdites obscénités. L’ordre avait claqué de fureur, brandi comme ce bras que le monarque avait tendu vers Oscar. Nul besoin de préciser qu’On s’attendait à des résultats...

« Moi qui ai été formée pour devenir soldat, me voilà Grande Inquisitrice du Cul ! »

« Inquisition » à laquelle s’était donc attelée avec acharnement Oscar. On avait ainsi visité toutes les imprimeries et librairies sises à Paris, touché et humé une panoplie d’essences de papier – papier journal, papier vélin, papier vergé, papier grené, papier bible,... – et fait appel à des experts qui avaient inspecté, au moyen de loupe oculaire, les caractères d’imprimerie, espérant ainsi déceler dans ces empattements, ces pleins, ces hampes et ces fûts, une signature typographique qui aurait révélé la provenance de l’infâme écrit. Niet.

On avait alors délaissé l’aspect matériel pour s’intéresser à l’aspect humain. Quelqu’un finirait bien par bavasser, se convainquait-on. C’était inévitable. Parfois, on avait qu’à laisser parler les gens et la conversation s’orientait d’elle-même, telle une cascade de mots s’écoulant de la bouche de celui qui avait enfin trouvé la gravité d’une oreille. Or, le peuple se méfiait de ces nobliaux qui s’intéressaient soudainement à lui; il fronçait les sourcils devant ces sourires factices qui ne s’accordaient point à ces regards de glace. On n’avait pourtant pas pour habitude de l’écouter. Alors, méfiant, il préférait rester coi. Qu’ils se débrouillent donc, ces gardes royaux, avec leurs problèmes ! Les pauvres, eux, avaient déjà assez des leurs – le pain qui manquait sur la table, le petit dernier qui risquait d’y passer, les taxes et les impôts qui les égorgeaient, le travail qu’on avait perdu – pour se préoccuper d’abstractions littéraires, même si ces dernières tournaient autour de ce mot égrillard, ce «sexe » qui les réunissaient tous, misérables comme fortunés.

« Ironique de constater que les « bijoux » de cette foutue histoire se révèlent plus indiscrets que les interrogés... Ironique et complètement abrutissant» ne pouvait s’empêcher de songer Oscar.

La tangente de l’affaire devait inévitablement aboutir vers ce point convergent, ce château où l’on devait, en balbutiant et en courbant bien bas l’échine, rendre des comptes à un roi impatient.

– Non, Majesté, nous n’avons pu trouver le moindre indice nous permettant d’identifier l’auteur de...de ces...

– Calomnies, Colonel ! Appelez donc les choses par ce qu’elles sont : des calomnies !

– Oui, des calomnies assurément, Majesté, assurément, s’était empressé d’approuver Oscar.

– Alors comment justifiez-vous, Colonel, vous qui êtes un homme d’honneur, vous qui avez toujours su briller par votre efficacité, que vous n’ayez rien de mieux à me servir que ces platitudes ? Comment pouvez-vous vous présenter devant moi, bredouille, alors que le nom de votre Roi est ainsi dénigré ? Qu’il côtoie ces perversions ?

La colère redonnait soudainement ses lettres de noblesse à ce roi qui, habituellement, tergiversait sur le bon mot à employer, sur la moindre décision à prendre.

– Je m’en trouve bien marri, votre Grandeur, mais soyez assuré que cette opprobre m’entache aussi bien que vous et que je m’efforce du mieux que je peux d’y mettre fin.

– Ce ne sont pas des excuses condescendantes que je veux, mais des résultats ! avait rugi Louis XVI en assenant son poing sur l’accoudoir festonné de son trône.

Puis, d’un doigt sentencieux, il lui avait montré la porte, lui signifiant clairement toute l’étendue de sa déception.

Voilà donc pourquoi notre cher Colonel se retrouvait maintenant échoué sur la pierre froide de cette margelle, la mine aussi allongée qu’une potence. Parce que malgré le travail consciencieux, l’investissement de tout et chacun et les heures interminables à passer Paris au peigne fin, on se retrouvait toujours dans un cul-de-sac, sans la moindre preuve, excepté ce satané livre qui se multipliait de façon exponentielle. Et tout cela, sous leur nez ! Ah comme on devait se gausser d’eux ! Ils n’étaient même pas foutus d’endiguer la parution de...

Un bruissement lui fit soudainement tourner la tête. Oscar tendit l’oreille. Là, à gauche. Derrière les bosquets bien taillés. Tout le corps aux aguets – la main droite qui empoignait la crosse de son pistolet, les yeux étrécis qui fouillaient l’obscurité et le pas silencieux -, elle se dirigea vers l’origine du bruit.

Lentement.

Précautionneusement.

En longeant, cette bordure de buis qui la camouflait en partie.

En souhaitant presque que de l’autre côté, elle trouverait une raison de se battre, de jouer de ses poings. N’était-ce pas là l’excuse parfaite – « Oh je ne faisais que remplir mon devoir ! » – pour se laver de ce sentiment d’échec ? À défaut de réussir ce pour quoi on l’avait mandaté, elle ne manquerait certainement pas l’occasion d’intercepter ce rôdeur (car quelle autre appellation pouvait-on donner à un individu qui traînassait dans les jardins de Versailles à pareille heure, hein ?).

Ah ce mot ! Ce « intercepter » ! Doux euphémisme qui se substituait ici à bien des actions, mais certainement pas à celle à laquelle elle assista. Car il n’y avait pas qu’un seul individu derrière le rideau des bosquets. Il y en avait deux. Deux dont la position et le dénuement étaient on ne peut plus explicites.

Dans l’œil écarquillé et oh combien ! choqué de la jeune femme, se reflétaient deux corps imbriqués l’un dans l’autre : l’un blanc, indiscutablement féminin de par ces énormes seins flasques qui jaillissaient du corsage, noué par des jambes aux bas détroussés au deuxième. Masculin celui-là. Et besogneux le p’tit monsieur si Oscar se fiait à tous ces coups de reins qu’il donnait, à ces ahanements tout à fait ridicules que tous deux poussaient.

« Répugnant » fut le premier qualificatif qui lui vint à l’esprit lorsque son œil détailla sans le vouloir ces amas de chair suintante, ces membres emmêlés, ces yeux révulsés par la jouissance, cette bouche féminine – si rouge, si grossière ! – qui s’ouvrait en un immense « O », cette culotte abaissée qui laissait poindre des fesses blanches et molles. Oscar trouva à ces dernières un air de pleine lune scarifiée de cratères.

La bouche de l’officier se tordit de dégoût. Elle ne s’habituerait décidément jamais à ces... choses qui faisaient presque autant partie du décor des jardins que ces statues aveugles et ces mosaïques florales. Certes, ce n’était pas la première fois qu’elle tombait sur un couple qui batifolait ainsi, mais toujours, elle trouvait l’acte aussi laid, aussi bestial dans son avilissement. Jamais on ne la prendrait à se compromettre d’une telle façon (elle devait néanmoins convenir que sa situation particulière la protégeait d’un tel sort, Dieu merci !). Discrètement, elle rengaina son arme – manquerait plus que ces deux-là la surprennent !-, et quitta les lieux. Comme une fugitive. Comme une malpropre. Comme si c’était elle qui avait quelque chose à se reprocher, alors que l’immonde se produisait sur un lit de feuilles à seulement quelques foulées.

Partir. Vite. Oublier.

Éperonner sa monture afin qu’elle aille toujours plus vite, encore plus vite. S’assourdir de la cadence des sabots sur la terre battue. S’aveugler de vent, du rideau de ses cheveux. Ne plus voir. Oublier ces corps, mais par-dessus tout, le sien qu’elle trouvait laid, étranger. Ce corps qui ne lui appartenait pas. Qui lui appartenait seulement dans la mesure où elle pouvait le façonner, le muscler, l’entraîner, le commander. En à avoir mal. À se réjouir de ses blessures de guerre, son histoire d’homme écrite à coup de cicatrices. À haïr ses seins, ses hanches, son sexe, cette chair qui la faisait viscéralement femme. À rêver que ce sang qui s’écoulait d’elle chaque mois soit tout, tout sauf ce qu’il était réellement. S’inventer à chaque lune une nouvelle mort, honorable, belle, rouge : la balafre d’un sabre qui lui aurait dessiné un sourire sur le ventre, la meurtrissure d’une balle durant l’accomplissement de son devoir, le couperet d’une lame sur sa gorge pour avoir tenu à ses idées,... La mort d’un homme. Pas ces gouttes écarlates d’une vie stérile.

Alors, il fallait s’oublier, oublier qu’elle était femme.

***

Une seule fenêtre, orpheline de clarté sur cette façade éteinte, veillait sur son retour : celle de la chambre d’André dont la lueur vacillante lui disait : « Je suis là. Je ne dors pas. » C’était bien lui, ça. Toujours là à veiller sur elle. Argh ! Mais guettait-on le bruit de la porte qui s’ouvrait quand on attendait un homme ? Évidemment que non, quelle question ! On ne s’inquiétait que pour la benjamine de la famille qui, bien que baptisée Oscar et attifée d’une culotte et d’une chemise, n’en demeurait pas moins une jeune femme. Alors, voilà pourquoi ce « frère » ne dormait pas encore, et ce, malgré l’heure tardive.

André l’attendait.

Alors, sans doute parce qu’elle avait eu une journée foireuse (« Une journée, ha ha, des semaines, oui ! »), elle voulut étirer le temps, retarder l’inévitable moment où André lèverait vers elle son regard d’absinthe et que, sans que le moindre mot ne fusse échangé, il comprenne tout. Il lirait l’échec sur les traits tirés de son visage, sûrement, mais il décèlerait aussi ce je ne sais quoi, cette peau de malaise dans laquelle elle était engoncée, serrée et si gauche. Il devinerait immédiatement que quelque chose s’était produit. D’un seul coup d’œil. Voilà ce que ça donnait cette fraternité, ces années à devenir hommes ensemble : ça peaufinait la connaissance de l’autre, sablait ces mots inutiles emplisseurs de conversations, aiguisait le regard. Ça vous liait, ça se bâtissait à même votre souffle, ça devenait la fondation d’une rareté parce que tellement vraie.

Oscar fit donc un détour par le petit salon, maudit le moindre bruit délateur de son retour – l’écho du claquement de ses talons dans le vestibule, aussi assourdissant, lui semblait-il, que les cloches de Notre-Dame à l’heure de l’office, le craquement de cette latte à l’étage, les gonds qui grinçaient lorsqu’elle ouvrit la porte de sa destination. Chaque note, chaque son avait bramé son arrivée.

Il savait. Elle en était sûre. Même si sa chambre était probablement trop éloignée, même si, logiquement, il ne pouvait pas l’avoir entendue, il savait qu’elle était rentrée. André possédait un don pour ce genre de choses. Enfin, tant qu’elle était concernée...

Oscar craqua une allumette – le petit salon se tapissa soudain d’ombres gigantesques -, enflamma les trois bougies du chandelier champlevé qui ornait le manteau de la cheminée, se noircit par inadvertance le bout de l’ongle (« Sacrebleu ! », jura-t-elle à mi-voix), retira le bouchon en cristal ciselé de la carafe, puis se versa une rasade d’Armagnac. D’un léger mouvement du poignet, elle fit tournoyer le liquide, en mouilla les parois de son verre, perdue durant un bref instant dans la contemplation de ces reflets dorés que peignaient les flammes dans cette mer ambrée.

Oublier.

– À la tienne, trinqua-t-elle avant de vider son verre d’une lampée.

Toc ! fit le verre lorsqu’il atterrit sur le guéridon où il avait été cueilli quelques secondes plus tôt. Quant à Oscar, elle réprimait tant bien que mal une grimace lorsque l’eau-de-vie lui brûla la gorge. Mais, paradoxalement, cette brûlure lui faisait du bien, cautérisait ses percées de féminité.

Maintenant qu’il faisait chaud à nouveau, elle déboutonna d’un geste las la veste de son uniforme puis l’abandonna sur le dossier capitonné d’une bergère. Alors enfin, elle put souffler les bougies et quitter la pièce.

Pendant quelques secondes, des volutes de fumée se reflétèrent timidement dans le miroir qui surplombait le manteau de la cheminée. Puis, elles s’évaporèrent ne laissant derrière elles qu’une subtile odeur de feu.

***

La chambre d’André se trouvait dans l’aile gauche du château. Ce n’était pas celle des domestiques – qui était située à l’opposée – mais ses appartements ne jouxtaient pas non plus ceux des Jarjayes qui, eux, se trouvaient plutôt dans le bâtiment principal. Autrefois, la chambre de Grand-mère voisinait celle de son petit-fils, mais les rhumatismes de la vieille nourrice l’avaient contrainte à s’installer au rez-de-chaussée, près des cuisines.

Oscar put donc tambouriner allègrement à la porte de la chambre de son ami sans s’inquiéter de réveiller qui que ce soit, excepté l’occupant des lieux (ce qui était le cadet de ses soucis puisque c’était lui qu’elle venait justement voir). Elle qui avait été convaincue que le jeune homme l’avait attendue, se trouva presque déçue de contempler un battant irrévocablement clos. À son arrivée, elle avait pourtant vu la lueur de la bougie illuminer la croisée.

– André ? chuchota-t-elle en entrouvrant le panneau de bois.

La jeune femme embrassa du regard la chambre dans laquelle elle venait de pénétrer – la tapisserie fanée qui recouvrait les murs, l’énorme armoire normande dont la porte béait, oubliée dans un geste empressé, la commode ventrue sur laquelle reposait un broc d’eau et un nécessaire à rasage, les rideaux de cretonne qui ondulaient paresseusement sous l’effet de la brise, les vêtements masculins qu’une main insouciante avait abandonnés sur le sol, le lit de bois dans lequel dormait André...

– L’étourdi s’est endormi sans souffler sa chandelle. Des plans pour incendier le château, maugréa Oscar en se dirigeant d’un pas preste vers la coupable.

Penchée au-dessus de la bougie, elle s’apprêtait à la souffler lorsque son regard croisa le corps assoupi du jeune homme. Son œil détailla le large torse que la flamme teintait de miel, le ventre plat sur lequel serpentait une fine pilosité, les hanches ceintes d’un simple drap, le bras droit qui pendouillait hors du lit et qui, dans sa course, avait laissé choir sur le parquet le bouquin qu’il tenait. Ce dernier, grand ouvert, battait l’air de toutes ses pages comme si un doigt invisible le feuilletait. Oscar s’agenouilla afin de le ramasser quand, soudain, ses prunelles s’écarquillèrent d’horreur. Là, sous ses yeux, défilaient des images que dorénavant elle connaissait par cœur.

Et pour cause...

Il s’agissait des images qui peuplaient CE livre, ce satané livre qu’elle tentait depuis des semaines d’enrayer.

Et voilà qu’elle le trouvait dans la chambre de son valet ! Oh le pervers ! L’infâme !

– Vicieux, cochon, dépravé !

Imperceptiblement, la litanie d’insultes s’était faite voix et chacune d’entre elles s’accompagnaient du martèlement dudit bouquin sur le lit. Le bras rageur de la jeune femme fut néanmoins stoppé dans sa trajectoire par une poigne d’acier.

André – effet logique de tout ce boucan – s’était réveillé et dardait sur elle un regard affûté.

– On peut savoir ce que tu fais dans MA chambre à vouloir m’assommer à coup de livre, Oscar ?

– Il me semble que tu n’es pas du tout en position de jouer l'outragé, André !

- Je ne suis pas sûr que tu veuilles que je change de position, ma chère, insinua-t-il en désignant du menton le drap qui camouflait partiellement sa nudité.

– Tu sais très bien ce que je voulais dire ! Cesse donc de faire l’abruti !

– Pour te répondre franchement, Oscar, je n’en ai aucune idée, répliqua le jeune homme. Tu débarques ici en plein milieu de la nuit, tu hurles comme une vociférée à qui l’on aurait arraché les ongles et je suis sensé comprendre quelque chose à tout ça ?

– Ça, répéta-t-elle en lui lançant l’ouvrage à la figure, c’est « Les Bijoux indiscrets », le livre que Sa Majesté m’a ordonné de perquisitionner, et ce, jusqu’au dernier. Et quelle est ma surprise de découvrir que mon valet – j’ajouterais même mon ami – a comme livre de chevet cette cochonnerie !

– Si ça peut te rassurer, ô ma Sainteté, ce n’est pas moi qui en suis l’auteur.

André s’était maintenant assis sur sa couche – en prenant bien soin de tenir le drap en place – et s’était croisé les bras sur le torse. Déjà qu’il était nu, couché (donc en position d’infériorité par rapport à sa visiteuse qui était toute habillée et bien campée sur ses deux jambes) il se devait de conserver quelques miettes de dignité.

– Oh que je suis rassurée ! ironisa Oscar. Parce que, vois-tu, si tu en avais été l’auteur, j’ose espérer que tu m’en aurais au moins informée. Tu sais, moi, le Colonel de la garde qui suis responsable de cette mission, tu t’en souviens, n’est-ce pas ?

– Parfaitement, Colonel. Nul besoin de s’égosiller ainsi. Je m’en souviens.

– Alors, tu vas me faire le plaisir de brûler cette immondice ! Et cesse de me regarder avec cet air d’offensé, je t’en conjure.

L’œil vert du jeune homme brilla soudain d’une lueur malicieuse.

– Mais c’est que je, dit-il en appuyant bien sur le pronom, suis véritablement offensé, Oscar. Offensé de ces insultes que tu me lances, offensé de te voir ainsi entrer dans mes appartements...

– Pff ! Depuis quand ta porte m’est-elle fermée ?

– Offensé de t’entendre insinuer que j’aurais pu, même involontairement, te causer le moindre souci. Alors, si tu veux vraiment que je brûle ce livre...

Le sourcil droit de la jeune femme s’était arqué, en attente de la suite.

–... tu devras m’affronter en duel. Si je perds, j’accepterai volontiers de m’en débarrasser. Par contre, si je gagne, tu devras m’autoriser à le garder, que cela te plaise ou non. Non que ce livre revête une quelconque valeur à mes yeux, mais, si tu l’avais lu, tu le trouverais très... divertissant toi aussi.

– Aucun risque que je lise ces obscénités, grommela la jeune femme. Pour qui me prends-tu ?

– Ah, j’avais oublié que Sa Sainteté se situe bien au-dessus des plaisirs charnels, pardonne-moi.

– Arrête de m’appeler ainsi ! Ça n’a rien à voir ! lui ordonna-t-elle en le fustigeant d’un regard courroucé.

– Beaucoup plus que tu ne le penses, murmura-t-il.

Puis, d’une voix plus forte, il demanda :

– Alors, ce duel ? Prenante ?

Elle le toisa de toute sa grandeur, les bras croisés sur sa frêle poitrine, les lèvres pincées aussi sûrement que les jambes d’une nonne. Finalement, elle lâcha :

– Puisque c’est toi qui te dis l’offensé, à toi le choix des armes. Alors, quel sera-t-il, monsieur ? Épée ? Pistolet ? Ou une tout autre arme de votre choix ? énuméra-t-elle sur ses doigts.

– Mes armes seront licencieuses, votre Sainteté, lui répondit André, un étrange sourire accroché aux lèvres. Licencieuses...


********************

Notes:

*: Citation de Miguel de Cervantès (1547-1616);

**: Ce livre a vraiment existé. Il s’agissait d’un roman intitulé « Les Bijoux indiscrets ». Il fut écrit anonymement par l’encyclopédiste français, Denis Diderot. Par contre, le roi qui y est personnifié est Louis XV et non Louis XVI.
Review Les armes licencieuses


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