Allongé sur son lit, André poussa un soupir à fendre l’âme. Depuis plusieurs semaines, Oscar sortait de plus en plus souvent, au gré des fantaisies de la reine Marie-Antoinette et, inévitablement, André était de plus en plus souvent seul. Cette soirée ne faisait pas exception. A peine rentrée d’une journée de commandement des gardes royaux, Oscar était repartie ; sa Majesté désirait sa compagnie dans ses appartements où se tenait l’hebdomadaire soirée dédiée aux jeux de cartes.
La fenêtre était ouverte ; il faisait froid. Le vent soufflait fort pour une soirée de fin septembre. André suivait des yeux le ballet des ombres des feuilles du peuplier sur le plafond. La nuit promettait d’être longue. Très longue. Le manoir était plongé dans le silence le plus complet. Monsieur et Madame de Jarjayes avaient été invités à dîner chez le duc de Breuil ; et Grand-mère était montée se coucher dès le repas achevé. Elle paraissait très fatiguée, ces derniers temps.
André entendit le galop d’un cheval traverser la cour et maudit l’intrus. Il allait devoir se lever, lui ouvrir la porte, lui annoncer qu’aucun membre de la famille Jarjayes n’était présent et, finalement, remonter s’étendre sur son lit. Alors André décida de laisser le visiteur se lasser d’attendre et s’en aller. Comme prévu, on frappa à la porte. C’étaient de véritables coups de brute mais ne semblèrent pas troubler le sommeil de Grand-mère. Plusieurs coups furent tapés, le visiteur ne paraissait pas décidé à abandonner et persistait. André finit par parvenir à s’extraire de son lit et descendit le grand escalier de marbre pour ouvrir la lourde porte d’entrée.
Le gentilhomme suédois Axel de Fersen se tenait devant André. Il portait une cape sombre qu’il ôta dès qu’André l’eut laissé entrer -par pur reflexe, il s’est écarté et Fersen a pris cela pour une invitation.
« - Bonsoir, Fersen, l’accueillit André plutôt fraîchement.
- Bonsoir, André. Bonsoir. »
Un silence pesant suivit. André n’avait jamais détesté le comte de Fersen mais ne l’avait jamais non plus particulièrement apprécié, surtout depuis qu’il était l’objet des désirs cachés de son Oscar.
« - Hum, André s’éclaircit la gorge, Oscar n’est pas là. Elle est auprès de votre Majesté. »
André n’avait pu retenir cette petite pique qui fit briller une lueur de tristesse au fond des yeux du suédois.
« - Ah. » répondit-il simplement.
André réprima une moue agacée ; le gentilhomme ne semblait pas pressé de partir et de le laisser regagner son lit.
« - Tu n’aurais pas de quoi m’offrir à boire, André ? Je suis assoiffé. »
Il paraissait plutôt exténué.
« - Ca dépend.
- Quelque chose de fort.
- Suivez-moi.»
André le précéda dans la cuisine, alluma une bougie, le fit asseoir et ouvrit en grand le placard où il savait que Grand-mère gardait les boissons fortes.
« - Il y a du rhum.
- Parfait. »
André voulait boire, lui aussi. Peut-être l’alcool lui ferait-il oublier sa situation ? Pauvre palefrenier amoureux d’une femme noble qui se travestissait quotidiennement en homme et qui était, elle, fortement attirée par l’homme avec lequel il s’apprêtait à partager le rhum.
Il sortit deux verres qu’il remplit généreusement. Le suédois vida le sien d’une traite et André l’imita. La boisson le rendait un peu fébrile ; il sentait le bout de ses doigts picoter et il avait le cerveau embrumé. Il se sentait encore trop conscient pour être satisfait et se fit donc une obligation de les resservir.
« - Excellent, ce rhum… » bredouilla Fersen, après sept verres engloutis en une seule fois.
André sentit ses lèvres s’étirer en un sourire narquois. Il avait bu le même nombre de verre que Fersen mais, contrairement à lui, il était encore conscient et quasi pleine possession de ses moyens. Le regard hagard, Fersen fixait son verre vide ; il avait les joues un peu rouge, le front transpirant et il empestait.
« - Pourquoi êtes-vous venu ce soir ? » demanda André sans le regarder.
Fersen fronça les sourcils comme s’il cherchait à se souvenir de la réponse à donner.
« - Voir Oscar… Je… voulais la voir.
- A quel propos ?
- Ma Reine… »
Las, André remplit à nouveau le verre de son acolyte.
« - Vous… ne comprenez… vraiment rien, hein ? Grogna André.
- Sommes-nous amis ? » lui demanda le Suédois sans répondre.
André réfléchit. Il ne s’était jamais posé la question. Il fréquentait Fersen parce qu’il était en relation avec Oscar mais il ne l’avait jamais rencontré seul à seul. Jusqu’à ce soir. André avait toujours pensé que Fersen le tolérait parce qu’il était presque indissociable d’Oscar.
« - Alors…, reprit le suédois sans attendre la réponse d’André. Expliquez… moi… ce que je ne comprends pas. »
André se ressaisit. Il ne lui appartenait pas de révéler les sentiments d’Oscar -premièrement, on ne faisait pas cela à une amie et deuxièmement, cette amie en question l’aurait tué.
Il se resservit un verre et alla chercher une autre bouteille.
« - Rien, murmura-t-il, oubliez ce que j’ai dit…
- La Reine veut qu’on arrête de se voir quelques temps, avoua-t-il avec un hoquet. Elle veut essayer de rester fidèle, pour contrer les rumeurs qui circulent. »
André posa une main lourdement empâtée par l’alcool sur l’épaule du Suédois qui s’affaissa.
Fersen se saisit de la bouteille et la vida avec une telle ferveur que son verre déborda et la boisson inonda la nappe précédemment immaculée.
« - Oh…, marmonna-t-il. Désolé, André… J’achèterai une… une autre…nappe… »
Il jura dans ce qui semblait être sa langue maternelle.
« - Plein d’autres nappes, jura-t-il. S’apercevra pas…pas de la différence… seront les mêmes. Pas vrai, André ? »
Amusé par l’état d’ébriété de Fersen et par sa propre allégresse causée par le même breuvage, André sourit.
« - Beau…sourire… » murmura Fersen en le regardant fixement.
André se figea, interloqué.
« - Je n’aurais peut-être…, marmonna le Suédois, pas dû boire ce douzième verre… L’alcool me rend étrange, je crois…. Vous allez… rire, André… mais je… n’avais jamais bu à ce point… avant ce soir. C’est… ma première… fois. »
Le visage de Fersen se rapprocha brusquement de celui d’André qui, embrumé par le rhum, ne bougea pas. Les doigts de Fersen caressèrent les joues d’André, son menton, pour finir par s’immobiliser sur ses lèvres. André déglutit.
« - Je crois… que… je vais… vous embrasser. » déclara Fersen.
Et il posa sa bouche sur celle d’André, d’abord timidement, puis avec une fougue que l’alcool aurait dû annihiler. Ce baiser provoqua chez André comme une décharge électrique. Il se sentait envahi par un certain malaise -il n’avait jamais eu ce genre de relation avec un homme et puis, diable, Grand-mère aurait pu entrer inopinément et les surprendre. Et, pour le coup, elle aurait probablement fait une attaque.
Finalement, leurs lèvres se séparèrent. Les deux hommes se détournèrent l’un de l’autre, ayant chacun retrouvé leur lucidité. Sans un mot, André se leva et alla replacer la bouteille de rhum.
Assez d’alcool pour ce soir.
« - Et sans doute pour toujours. » ajouta-t-il mentalement.
« - Il est sans doute temps que je rentre chez moi, déclara Fersen en se levant. Merci pour les quelques verres. »
Il sortit après avoir remis sa cape. Après son départ, André resta plusieurs minutes debout, le regard fixé sur la nappe. Il passa un doigt sur ses lèvres brûlantes et sourit.
« - Ca, murmura-t-il, c’était une expérience intéressante. »
Il regarda encore quelques instants les tâches sur la nappes, témoins de cette soirée qui avait vu éclore une relation étrange et dont aucun des deux ne reparlerait jamais à qui que ce soit. Mais, à présent, ils étaient liés non seulement par ce baiser qu’ils avaient échangé mais également par la passion qu’ils avaient ressentie. Un baiser était un commencement, mais on ne savait pas toujours à quoi il allait aboutir.
André monta se coucher accompagné par la pensée que ce suédois embrassait plutôt bien. |