La vengeance douce-amère de Girodelle
« Non mais, quel culot ! S’amener ainsi chez moi, et oser demander ma main à mon père ! Et cela, en faisant fi de mon avis !!! Comme si Oscar de Jarjayes n’était qu’une vulgaire jouvencelle trépignant d’impatience qu’on daigne enfin la marier ! Ce sacré Girodelle a-t-il oublié que j’étais, que dis-je !, que JE suis son supérieur ?! Non mais, quel toupet ! »
Ah !!! Est-il vraiment nécessaire de préciser que ce matin-là, notre cher Colonel ne s’était pas levé du bon pied ? Si vous en doutez encore, laissez-moi ajouter que si vous l’aviez croisé à la caserne – oh malheur à vous ! – un regard courroucé vous aurait fait baisser les yeux et accélérer le pas illico. « Dégagez et que ça saute ! » annonçaient les sourcils froncés. « Fichez-moi la paix !», devinait-on par la moue hargneuse qui ourlait le visage.
Ce fut d’ailleurs la conclusion que tirèrent assez rapidement les soldats sous la gouverne du flegmatique officier. « Ouille, ouille, ouille ! Y’a pas l’air commode aujourd’hui le Colonel. » Alors, inévitablement, on rentrait la tête dans les épaules, on essayait de se faire petit, si petit que le chef nous oublierait...
BAM ! Ah finalement ! Ca y était ! On pouvait souffler : le Colonel de Jarjayes venait de s’enfermer dans son bureau. Les gardes relâchèrent quelque peu leur posture guindée et leur réflexe de garde-à-vous pour retourner à des tâches aussi préoccupantes que perdre sa solde aux cartes ou encore tenter de piquer un roupillon. Enfin, c’est ce que la majorité d’entre eux se réjouissait de retrouver...
Chaque régiment comptait dans ses rangs un mouton noir : un éclopé, un fainéant, un bègue, ou encore un malodorant des pieds... Dans la compagnie B, l’énergumène répondait au nom d’André Grandier. Ce dernier se distinguait de la masse par deux caractéristiques bien singulières. D’abord, le pauvre homme était borgne. Ce handicap lui avait d’ailleurs valu bien des sobriquets, mais attention ! On devait être vigilant sur le moment où on les lançait, car si vous aviez le malheur de l’interpeller par l’épithète «le cyclope » quand le chef était dans les environs, ça risquait de barder. Ce qui nous amène à la deuxième particularité de ce soldat : la loyauté indéfectible qu’il vouait au Colonel. Ses compatriotes le jaugeaient immanquablement d’un œil suspicieux lorsqu’il se portait volontaire pour quelque mission, le torse bombé sous un uniforme toujours impeccable. Le soldat Grandier ne se mêlait jamais à leurs jeux, n’écoutait que d’une oreille distraite leurs blagues grivoises. Tel un ermite, il se terrait dans un sombre recoin pour rêvasser à quelques chimères. On le voyait s’animer seulement lorsque le supérieur se pointait dans les parages. Alors là, mystérieusement, ce simple soldat que l’on oubliait aisément de par son mutisme et son côté taciturne, ce pantin inarticulé, semblait vivre dès que le Colonel le touchait de son regard azuré. Le corps se mouvait, la main tendue venait aussitôt à la tempe, saluant respectueusement l’officier.
Rapidement, on avait cessé de s’étonner des bizarreries de cette recrue et, pour éviter les ennuis, on avait appris à le laisser tranquille. On ne fut donc guère surpris, ce même matin, de voir le Lieutenant de Girodelle s’en approcher. « Suspect, très suspect », pensait-on néanmoins en contemplant ce duo inusité. La roture n’appréciait décidément pas qu’un des leurs s’accoquine à cette noblesse qui les reluquait habituellement avec dédain, comme s’ils étaient tous des pestiférés. Véritable point de mire, les deux hommes s’esquivèrent discrètement vers la cour intérieure.
Le soldat, qui peinait à dissimuler son mépris, s’inclina toutefois face à cet homme, ami de sa précieuse Oscar (primo, les insignes qui cliquetaient sur la poitrine de l’officier indiquaient clairement son rang supérieur; secundo il était comte par-dessus le marché. Bref, on devait se perdre en courbettes et simagrées hypocrites pour le saluer même si on ne l’appréciait pas, surtout lorsqu’on était qu’un simple roturier). « Un ami qui se révélait bien encombrant ces derniers temps », songea amèrement André. Il n’aimait pas cette lueur qu’il devinait dans les yeux de Girodelle lorsque ce dernier s’attardait – trop longtemps à son goût – sur la silhouette effilée du Colonel. Il exécrait tous ces sourires niais qu’il affichait lorsque Oscar apparaissait, de même que ces infimes attentions dont il l’entourait. Oh oui, il détestait que le Lieutenant tourne autour d’elle, car cela lui rappelait invariablement l’interdit d’aimer hors de sa caste, l’impossibilité pour un misérable comme lui de courtiser l’élite. Donc, il assistait à toute cette subtile parade de séduction, silencieux, mais le cœur bien lourd.
- Eh bien, ne faites pas cette tête, André, commenta Girodelle en guise de salutation. « Vous serez débarrassé de moi bien assez tôt ! Pour cela, vous devez être très attentif, car la mission – oui, oui, mon cher, vous avez bien entendu : la Mission ! – que je vais vous confier est d’une extrême importance.» Il stoppa, surveilla du coin de l’œil les alentours afin de s’assurer que nulle présence indiscrète ne les épiait et s’approcha davantage du soldat comme pour lui révéler un secret. « La réputation d’Oscar est en jeu», souffla-t-il.
Oh regardez l’œil du garde s’animer soudainement, observez ce corps se tendre vers le Lieutenant, désireux de connaître les moindres détails de cette tâche !
- La réputation d’Oscar ?! Vous en êtes bien sûr ?, chuchota André.
- Plus que certain, mon brave. Je suis impliqué jusqu’au cou dans cette galère, alors j’ai grandement besoin d’une aide extérieure.
Il tapota amicalement l’épaule d’André en ajoutant : « Et je sais que je peux compter sur vous....n’est-ce pas ? »
- Oh oui, Lieutenant, bien entendu !, le rassura rapidement le jeune homme. « Mais qu’en est-il de cette...mission exactement ? »
- Je ne peux rien vous dévoiler pour l’instant : ce serait trop dangereux. Je me suis déjà trop attardé et le Colonel ne doit absolument pas savoir que j’étais ici.
Il jeta une nouvelle fois un regard par-dessus son épaule, craignant sans doute qu’Oscar ne soit dans les parages.
- Je dois me sauver, mais avant...
Girodelle farfouilla dans la poche de sa veste et en sortit un œuf. Celui-ci était enveloppé d’un papier de soie aux couleurs chatoyantes et ceinturé d’un fin ruban ajouré de dentelle. À l’extrémité de la boucle, pendouillait une enveloppe de vélin.
- Joyeuses Pâques, André !, souhaita l’officier en glissant l’œuf dans la main du garde abasourdi. « N’ouvrez pas l’enveloppe tant que je ne serai pas parti, c’est compris ? Il en coûterait la réussite de cette mission ».
Sur cet avertissement sibyllin, Girodelle s’inclina, coiffa son tricorne et disparut subrepticement.
« Joyeuses Pâques ? », s’interrogea André en fronçant les sourcils. Quand on était cantonné dans une caserne et que ni femme ni enfants n’attendaient impatiemment votre retour à l’extérieur de ces murs, on ne se souciait guère du cycle de ces célébrations. André se rappela vaguement qu’on avait accordé une permission à certains de ses confrères – des époux et des pères désireux de retrouver la chaleur d’un foyer l’espace d’une fête -, mais nullement concerné, il avait relégué la chose aux oubliettes.
Perplexe face au fait que Girodelle lui ai offert un œuf de Pâques, le jeune homme contempla néanmoins cette friandise d’un œil alléché. « Bah, et pourquoi pas ? » se dit-il en haussant les épaules. Il ne comprenait rien au geste désintéressé du Lieutenant, mais cela ne l’empêcherait sûrement pas de se délecter du cadeau. Du chocolat ! Cela avait dû coûter une petite fortune au comte. Les gestes empressés de convoitise, André peina à dénouer la boucle, mais y parvint enfin. Il déchira l’emballage moiré et enfourna finalement, après tant de peines, l’œuf dans sa bouche avide. Mmmm ! Quel délice ! L’onctuosité de la truffe lui caressait le palais, la douce saveur du sucre submergeait ses papilles. Il devait le reconnaître : ce sacré Girodelle possédait un goût sûr en matière de confiseries...et de femmes.
L’estomac comblé, André s’attarda ensuite à la missive qui était encore attachée au ruban, comme un petit boulet au bout de sa chaîne. Il en brisa le cachet, puis extirpa la lettre. Le papier était noirci d’une calligraphie fine et tarabiscotée.
"Cher André,
Voici le détaillé de votre mission. J’ai caché 4 autres œufs comme celui-ci dans la caserne. Chacun d’eux est accompagné d’une enveloppe cachetée. Il est IMPÉRATIF que vous mettiez la main sur ces œufs, car les lettres qui leur sont attachées dévoilent un secret à propos de votre chère Oscar. Remarquez le genre utilisé ici, André : le féminin. Car nous savons tous deux que le Colonel Oscar François de Jarjayes est en réalité une femme... Il serait seulement, disons...malencontreux que sa compagnie l’apprenne, vous ne croyez pas ?
Alors, pour vous guider, voici un indice sur l’emplacement du second œuf :
La somme de l’âge d’un père et de son fils est de trente-huit.
L’homme est âgé de trente années de plus que son fils. Quel âge a donc l’enfant ?
La réponse vous indiquera le dénominateur de la porte à ouvrir."
« Mais c’est une plaisanterie ou quoi ? » s’exclama André incrédule, retournant le pli afin d’y trouver la réponse. Rien sinon l’immaculé de la feuille. « À quoi joue Girodelle ? À mettre le feu au poudre ? Si jamais les autres gardes découvrent que leur supérieur est en fait une femme, on ne pourra éviter la mutinerie. »
Le jeune homme, exaspéré, se passa une main fébrile dans les cheveux. Il se concentra sur les données du problème. « Le père et l’enfant ont tous deux trente-huit ans... », reformula-t-il à voix basse. « Trente années les séparent... Donc... Si je soustrais trente de trente-huit, j’obtiens...huit. Le fils aurait donc huit ans; le père trente-huit. Ah non ! Ça ne peut être huit... Si j’additionne les deux âges, cela égale à quarante-six ! Il est pourtant écrit que la somme des deux âges donne trente-huit... Oh je l’ai ! Quatre ! Quatre est la bonne réponse !!! »
Il relut la lettre, satisfait de son esprit de déduction, mais déchanta bien vite. « « La réponse vous indiquera le dénominateur de la porte à ouvrir »... Mais ça veut dire quoi ce charabia ?! »
Il commençait sérieusement à s’impatienter. « Quatre...dénominateur... Quel est le lien, bon sang ?! Réfléchis, André, réfléchis ! »
Soudain, l’éclair de génie :
- Mais bien sûr ! Lorsque quatre est placé à la position du dénominateur, on dit « quart » ! Ah, ah ! Girodelle faisait sûrement allusion à la porte par laquelle nous sortons de la caserne quand c’est notre « quart », ou plus communément, tour de garde !
Il devait se dépêcher : ladite porte était à l’opposé de sa position actuelle. Courant, bousculant (« Oh pardon, Pierre, je ne t’avais pas vu ! »), il parvint finalement à destination et ouvrit avec hâte le battant. Sur le sol, un œuf, semblable au premier, le narguait de sa seule présence si inhabituelle en ces lieux. André s’en empara vivement.
« Au diable, l’œuf ! Lisons cette foutue lettre avant qu’on ne me découvre à traînasser par ici... »
Cette fois-ci, il ne décacheta pas l’enveloppe avec autant de soin. Or, peut-être aurait-il dû faire preuve de moins d’empressement, car plus la lecture du billet progressait, plus son visage s’empourprait, plus les doigts qui tenaient la feuille se contractaient.
"Moi, Victor Clément de Girodelle, suis éperdument amoureux de mademoiselle Oscar, et ce, depuis de nombreuses années. Hier, je me suis donc présenté au domaine des Jarjayes et ai demandé la main de ma belle au Général, son père. Ce dernier s’est montré fort enthousiaste et m’a promis de considérer ma proposition.
Après avoir lu cette nouvelle, André, j’imagine que vous voulez me fusiller. Pourquoi n’iriez-vous pas à l’armurerie pour vous équiper en conséquence ?"
- Le salaud !, lâcha André en froissant rageusement le pli. « Il se joue de moi comme un chat prend plaisir à s’amuser avec une souris. »
Mais avait-il le moindre choix ? Oh oui, il pouvait cesser immédiatement cette stupide chasse aux œufs et par le fait même, risquer que l’on ouvre la boîte de Pandore !
Il se pinça l’arête du nez, pensant aux conséquences fâcheuses de cet imbroglio sur la vie de sa chère Oscar. Il soupira. « Non, je ne peux pas lui faire ça. Elle me tuerait – et avec raison ! – si elle venait à apprendre que j’étais au courant de cette odieuse farce et que je n’ai rien fait pour la stopper.»
Ainsi, appréhendant le dénouement de cette fameuse demande en mariage (« le Général s’est montré enchanté ! »), le jeune homme se dirigea d’un pas lourd vers l’armurerie.
Ça risquait d’être plus corsé. En effet, lentement la caserne se réveillait, s’activait. D’autant plus qu’André doutait sérieusement qu’il pourrait y pénétrer sans autorisation. Surtout que depuis la disparition inexpliquée d’une dizaine de mousquets, on avait renforci le contrôle des armes. Il ne fut donc guère étonné de se heurter le nez à une porte verrouillée.
« Argh !!! », tempêta-il en assenant un coup de pied dans le panneau de bois. « Satanée porte ! Satanée mission ! Satané Girodelle ! »
Quelques soldats, alertés par ce raffut, lui jetèrent un regard circonspect. Il est probable d’ailleurs que l’un d’entre eux soit allé quérir le Colonel, car au grand dam d’André, il vit apparaître Oscar dans ce corridor illuminé des premiers rayons matinaux.
- André Grandier !, l’interpella-t-elle d’une voix cassante. « Veux-tu bien me dire ce que tu fabriques ici ?»
- Chut, Oscar !, l’intima-t-il en posant un index sur ses lèvres. « Je ne devais pas t’en parler, mais je crois que je n’aurais pas le choix. Allons dans ton bureau, ce sera plus discret », chuchota-t-il en l’invitant de la main à le suivre.
- Si tu penses que tes mystères m’amusent, André, alors pas du tout !, maugréa-t-elle. Curieuse, elle lui emboîta néanmoins le pas. Une fois la porte de son bureau close, elle se tourna véhément vers lui :
- Alors tu m’expliques ? Peux-tu me dire pourquoi tu t’esquintais à défoncer la porte de l’armurerie ? Qu’essaies-tu de faire ? Tu ne trouves pas que tu attires déjà assez les ennuis ?
Oscar soupira, exaspérée :
- Je ne pourrais pas te protéger continuellement, André. Alors, bon sang, qu’est-ce qui t’a pris ?! Et surtout, je t’en conjure, rassure-moi : dis-moi que ce n’est pas toi qui est derrière la disparition des fusils.
Le jeune homme leva une main, tentant d’endiguer ce flot de questions.
- Eh ! On se calme ! Laisse-moi le temps de m’expliquer avant de tirer des conclusions sans queue ni tête !
- Sans queue ni tête ?! Non, mais que veux-tu que je pense quand on vient m’annoncer que...
- Oscar, ARRÊTE !!!, tonna André. « Vas-tu cesser de t’égosiller et m’écouter à la fin ?! »
Estomaquée face à cet emportement – fait rarissime d’ailleurs : le Colonel ne se laissait pas impressionner facilement -, la jeune femme se tut enfin. Grommelant à voix basse, elle alla tout de même s’asseoir derrière son bureau, disposée à écouter la version des faits de son ami. Évidemment, si on pouvait qualifier quelqu’un qui pianotait impatiemment sur le bois poli de son secrétaire comme étant « disposé » à entendre quoi que ce soit...
- Ça !, énonça le jeune homme comme si c’était l’évidence même. Et il déposa fièrement un œuf sur le bureau.
Oscar arqua un sourcil, contempla la chose, puis André, ne sachant décidément pas si elle devait se fâcher ou non.
- C’est quoi, "ça" ?, demanda-t-elle en pointant l’œuf du menton.
- "Ça", c’est la dernière trouvaille de ton Girodelle. Il appuya sur le déterminant possessif, y insufflant toute la hargne que pouvait contenir cette seule syllabe.
- Pardon ?, s’étouffa Oscar en écarquillant les yeux. « Mon Girodelle ?! Des œufs de Pâques ?! Tu m’expliques le lien ? Parce que désolée, pour l’instant, tu causes en paraboles mon cher André.
- Oui, oui, j’y viens. Prends ton mal en patience.
Il lui résuma alors la situation épineuse dans laquelle le comte de Girodelle les avait immergés – enfin, la réussite ou non de cette stupide chasse à l’œuf éclabousserait davantage le valeureux Colonel avec son lot de conséquences fâcheuses que l’insignifiant soldat qu’il représentait, on s’en doute.
Plus le récit d’André avançait, plus la physionomie d’Oscar se crispait : d’abord, cela débuta par la mâchoire, gagna par la suite la colonne vertébrale, ce qui donnait l’impression que la jeune femme se cambrait sur sa chaise. Puis, on vit les mains graciles devenir poings.
- Le maroufle ! Le goujat ! Le fumiste ! Le...le...l’olibrius ! Il a osé ! En plus, il s’est permis de te mêler à tout ça ! Oh l’infâme !!! Si je lui mets la main au collet, il va voir de quel bois je me chauffe !
Et elle forma un étau de ses mains devant elle, mimant avec fougue le sort qu’elle réservait à Girodelle.
- Donc, conclut André, « si tu m’as vu devant l’armurerie, c’est que l’indice suivant – et par le fait même, le dévoilement d’un énième secret te concernant – est censé s’y trouver. Malheureusement pour moi - ou heureusement pour toi, car personne n’a pu accéder au dépôt d’armes - la porte était verrouillée.
Le garde présenta alors à son supérieur une main tendue :
- Alors, tu me la donnes cette clé pour que nous puissions y débuter nos recherches, oui ou non ?
- Pfft ! Suis-moi. JE m’occupe de la porte, toi, tente d’être discret et de retrouver cet œuf maudit, ordonna sèchement Oscar en s’emparant d’un trousseau où tintaient une dizaine de clés.
Nos deux comparses s’en retournèrent donc à l’armurerie. André prenait soin de ne pas suivre son amie de trop près afin d’éviter d’éveiller les soupçons chez ses semblables (que de naïveté chez notre humble soldat ! S’il savait à quel point son curieux attachement envers le Colonel était loin de passer inaperçu, il se donnerait moins de mal à tenter de dissimuler l’évidence !). Oscar inséra une clé bénarde dans la serrure et actionna d’un rapide coup de poignet le pêne. Elle entrouvrit délicatement le battant.
- Fais vite André, entre. Ta présence dans le corridor ne ferait qu’attirer l’attention. Moi, je t’attendrai ici et veillerai à ce que personne ne te dérange.
Elle eut un sourire goguenard en se frottant les mains :
- Qu’on ose me demander ce que je fabrique ici ! Le pauvre manant qui s’y risquerait se rappellera rapidement à qui il s’adresse !
Pendant ce temps, dans le ventre sombre de l’armurerie, André fouinait à gauche et à droite, incertain de l’emplacement qui abritait l’œuf délateur des secrets du Colonel. Le comte de Girodelle avait écrit « André, j’imagine que vous voulez me fusiller. Pourquoi n’iriez-vous pas à l’armurerie pour vous équiper en conséquence ? ». Cette phrase inciterait donc notre fidèle soldat à se pourvoir d’un fusil. Or, André doutait fortement que ce farceur de Lieutenant ait inséré un chocolat de Pâques dans le canon d’une arme à feu vu l’étroitesse du conduit et la circonférence de ladite confiserie.
Mais où avait-il bien pu le cacher ? André parcourut du regard les mousquets ainsi que les baïonnettes rutilantes alignés contre le mur lorsque son œil s’attarda plus particulièrement sur une tablette. Sur celle-ci, était disposé un coffret plaqué palissandre. Il s’en approcha et, tel un gamin curieux qui découvre une malle abandonnée dans un grenier, ouvrit avec d’infinies précautions le boîtier. Sur la gaine de velours pourpre, reposaient deux magnifiques pistolets de poche, une poire à poudre et... Dieu soit loué ! l’œuf et l’enveloppe tant convoités. La main chaparda aussitôt la trouvaille.
Avec empressement, André rejoignit Oscar dans le corridor, tout fier de lui montrer son butin.
- Je l’ai !, lui annonça-t-il triomphalement.
- Félicitations, mon cher, le complimenta-t-elle en le gratifiant d’un sourire éblouissant. Cette simple manifestation de sa reconnaissance, cette joie exprimée franchement montra toute la connivence qui s’était tissée au fil des années entre ces deux individus pourtant si disparates. Mais si un œil indiscret les avait surpris à ce moment-là, l’un devant l’autre dans ce couloir exigu, il aurait été témoin de quelque chose d’indéfinissable, aurait vu cette lueur réciproque dans le regard, aurait ressenti cette tension palpable dans l’air. Mais pourquoi une tierce présence aurait éprouvé cet indescriptible sentiment de voyeurisme, alors qu’en fait, il ne s’agissait que de deux hommes liés par une solide amitié ?
- Hum, hum, fit Oscar en s’éclaircissant la gorge. « Retournons dans mon bureau. Nous y serons plus tranquilles pour démystifier tout cela. »
Aussitôt enfermés dans l’office du Colonel, ils s’installèrent chacun du bout des fesses sur une chaise, pressés de mettre un terme à cette sinistre plaisanterie. Leurs têtes, qui se touchaient, formaient une voûte au-dessus de la lettre. Dans un chuchotis à peine perceptible, Oscar déchiffra les pleins et les déliés de l’écriture de Girodelle.
"J’ai fait part à l’élue de mon cœur de mon désir de l’épouser. Oscar semblait sidérée de ma demande. Face à cette réaction inattendue, je lui ai demandé les raisons de sa réticence. Elle m’a alors confié qu’elle ne souhaitait nullement se marier. Soudain, je fus pris d’un doute...Et si elle ne désirait pas se marier à cause de son affection envers cet autre homme ? Or, cela me mystifie qu’elle ne semble point se rendre compte de ses sentiments alors qu’ils l’empêchent de se lier à moi. Cette femme si clairvoyante dans d’autres domaines est décidément bien aveugle en amour..."
La signification du texte s’immisça en elle, et la compréhension qui en résulta la stupéfia littéralement. Comment le comte en était-il arrivé à recourir à des moyens aussi vils qu’exposer tous ces secrets sur lesquels se basaient sa vie et sa carrière militaire ? Elle avait toujours considéré Girodelle comme un homme de principes, à la moralité inébranlable et non sujet à toutes ces bassesses parce qu’elle l’avait poliment éconduit.
Quant à André, un détail le turlupinait : mais qui était donc cet autre homme dans le cœur d’Oscar ? Fersen ? Il croyait pourtant que son amie avait tiré un trait définitif sur cet amour impossible.
La suite à cette prémisse les laissa tous deux perplexes :
"Alors André, avez-vous gardé le secret de cette mission comme je vous l’avais enjoint ? Ou avez-vous dû faire appel à une autorité supérieure pour pénétrer dans l’armurerie ? Voyez-vous, je me doute qu’à partir de maintenant, vous bénéficiez d’une aide supplémentaire. Et puisque vous n’auriez pu dévoiler certains mystères au premier venu, vous êtes allé quérir notre chère Colonel, n’est-ce pas ? La suite risque de devenir bien intéressante...
Puisque vous êtes doté de cette puissante alliée, il ne vous sera point difficile d’accéder aux deux derniers œufs. Vous trouverez ces derniers ensemble pour une raison bien particulière que vous comprendrez incessamment.
Le terme de votre quête s’achève... D’ailleurs, permettez-moi de vous soumettre l’indice final. N’avez-vous point goûté à ces délices chocolatés, mon cher André ? Ne dit-on pas « ventre plein demande à dormir ? »"
- Ma foi, Girodelle est devenu complètement fou !, s’exclama Oscar en se prenant la tête dans l’étau de ses mains. « «Ventre plein demande à dormir » », reformula-t-elle afin d’y voir clair.
Elle tourna alors son visage vers son compagnon, quêtant quelque aide de sa part. Étrangement, à ce moment-là, son visage reflétait cette dualité qui la caractérisait : la moitié droite de son faciès baignait dans l’ombre, alors que la droite recevait la caresse des faisceaux du soleil, la lumière magnifiant ainsi la pureté de ses traits. André déglutit péniblement devant tant de beauté incarnée et se perdit subitement dans la contemplation des décorations militaires qui ornaient le mur derrière Oscar.
- Argh ! Mais je ne saisis rien à ces sornettes, moi ! Tu y comprends quelque chose André ? Parce que si on est ici, il faut bien se l’avouer, c’est que tu as fait preuve de génie, mon cher ! Alors, qu’est-ce que tu en penses de cet indice ?
Il reporta son regard sur elle, s’étonna de toute cette pluie de compliments dont elle l’abreuvait, elle qui, pourtant, s’était éloigné de lui suite au terrible geste qu’il avait failli commettre.
- Girodelle sait que je fais maintenant équipe avec toi. Il a même ajouté que cela me faciliterait les choses, résuma-t-il. « Donc, les œufs sont dissimulés dans un endroit auquel tu as facilement accès. Bon, voyons quel est le lien avec l’autre partie », ajouta-t-il en se grattant la tête. « « Ventre plein demande à dormir »... Cela réfère probablement à un lieu de repos : dortoir, chambres, lit... »
- Hum... Pas fou comme déduction... Mais tous les soldats de la compagnie ont accès au dortoir, donc je ne vois pas en quoi je te serais utile sur ce coup.
- Oui, tu as sans doute raison, mais je ne pense pas qu’ils y soient cachés. Je crois plutôt que Girodelle s’est infiltré dans tes quartiers, ma chère. N’as-tu pas remarqué quoi que ce soit d’anormal ce matin ?
La jeune femme se remémora son arrivée à la caserne. Elle refit mentalement le trajet qu’elle avait emprunté, tenta de se rappeler si un objet ne lui avait pas semblé à sa place habituelle.
- Non pas à ce que je me souvienne. Mais disons que je n’étais pas nécessairement dans un état d’esprit pour noter une quelconque anomalie dans mes appartements.
- Tu permets que j’y jette un coup d’œil ?
Elle hocha furtivement la tête et le mena vers sa chambrette, pièce à laquelle on accédait par une discrète porte située à l’arrière de l’office. Bien que ce fut les appartements du Colonel, le mobilier était somme toute assez spartiate : un lit étroit contre un mur, une chaise en bois adossée dans un coin et une commode ventrue sur laquelle reposait un broc d’eau. Point de miroir ou d’ornements qui auraient pu révéler la nature féminine de l’occupante des lieux.
De se trouver tous deux dans l’exiguïté de cette pièce créa un certain malaise qui les oppressait aussi bien l’un que l’autre. La dernière fois où ils s’étaient retrouvés dans l’intimité d’une chambre, André, piqué par les propos de son amie, avait perdu toute raison. Devenu fou, il avait alors lacéré brusquement la chemise d’Oscar, exposant ainsi la blancheur immaculée d’une poitrine haletante à ses yeux fiévreux de désir. Le bruit du tissu déchiré l’avait ramené à l’implacable réalité et il était resté là, fixant stupidement ce lambeau d’étoffe prisonnier de sa propre main. Les larmes qu’elle avait alors laissé échapper silencieusement l’avaient culpabilisé au-delà de n’importe quel remontrance acerbe qu’elle aurait pu lui servir.
Pourtant, elle lui avait pardonné la laideur de ce geste, avait excusé son moment de folie. Ils n’avaient plus jamais parlé de cet incident devenu tabou. Mais soudain, la vue de ce lit ajouté à la tension qui pulsait entre leurs deux corps leur rappelèrent cet instant où un André contrit lui avait confié sa douleur, avait déclamé son amour pour elle, son amie de toujours, son presque frère.
Oscar, mal à l’aise, toussa dans son poing.
- Euh...Je vais inspecter le lit pendant que toi... tu...pourrais...euh... examiner les tiroirs de la commode ?, suggéra-t-elle en désignant le meuble en question.
- Hum ?, marmonna-t-il, tiré abruptement de ses souvenirs. « Ah oui, oui. Bonne idée. »
Ainsi, chacun de leur côté, empêtrés dans leur gêne, ils farfouillèrent afin de dénicher les derniers œufs planqués par Girodelle. Lorsque André fit glisser un des tiroirs de la commode et que sa main se mit à déplacer les vêtements impeccablement rangés, il sentit ses joues se colorer. Là, au fond du compartiment, ses doigts rencontrèrent les bandes de lin dissimulatrices de la féminité du Colonel.
- Rien ici, déclara le jeune homme en fermant sans ménagement le tiroir. D’avoir touché ce tissu au caractère si intime s’apparentait à une profanation du symbole asexué que représentait Oscar. Il s’était pourtant promis de ne plus s’égarer sur cette voie, essayait plus que tout de chasser ces délicieuses tentations de son esprit. « Et toi ? »
- ‘ien ‘ous le lit.
- Hein ?
Oscar, dont la moitié du corps disparaissait sous le lit, répéta plus fort : « Rien sous le lit ! » Elle se releva prestement, épousseta son uniforme et s’attaqua ensuite aux couvertures du lit qu’elle jeta pêle-mêle sur le sol.
- Par Saint-Georges ! Où a-t-il bien pu cacher ces œufs ?, ragea la jeune femme en tapant du pied comme une enfant capricieuse à qui l’on aurait dit non. Découragée, elle se laissa choir sur le lit dépouillé de ses draps. Et c’est là, sous sa tête, qu’elle sentit un étrange craquement.
- Oh, oh...
« Oh, oh ! » Petite interjection qui habituellement introduisait une gaffe. D’accord, le fait de retrouver la taie de son oreiller poisseuse de chocolat était en soi une découverte catastrophique. Or, ces tavelures brunâtres suscitèrent des réactions diamétralement opposées à celles que l’on se serait attendu de voir.
- André !!! Je les ai trouvés !!! Regarde !!!, s’exclama Oscar en plongeant sa main dans la taie de coton. Elle en ressortit un amas agglutiné de chocolat et de papier de soie auquel était nouée une enveloppe jadis nacrée. Sur cette dernière, on pouvait encore lire l’inscription suivante : « À Oscar et André ».
- Elle nous est adressée à tous les deux, s’étonna Oscar qui la décacheta néanmoins. Deux feuillets y étaient glissés : un portant la mention « Oscar » et l’autre « André ». La jeune femme tendit le deuxième billet à son destinataire qui s’assit à ses côtés. Dans un silence monastique, ils déchiffrèrent le contenu de cette étrange correspondance.
"Chère mademoiselle Oscar,
Pardonnez-moi pour avoir usé d’un tel stratagème. Vous pensez sans doute, et à juste titre, que ce fut pour moi une façon bien mesquine de me venger de votre refus de m’épouser. Pourtant, nulle intention de vengeance n’a motivé cette étrange chasse. Laissez-moi m’expliquer.
Hier, vous avez rejeté ma demande en mariage, arguant qu’il existait sur cette Terre un homme qui serait des plus malheureux si vous vous mariiez. Vous n’avez prononcé aucun nom, mais je connaissais, en mon for intérieur, l’identité de cet amoureux : André Grandier. Ne le niez pas. Cet homme vous regarde avec une telle vénération !
Alors, j’ai imaginé cette course aux indices. Si votre cher André se montrait digne de votre confiance comme vous sembliez le penser, il réussirait sûrement à me déjouer et à empêcher le dévoilement de tous ces précieux secrets. Par contre, s’il échouait, vous vous apercevriez qu’il n’était qu’un homme comme tant d’autres, dénué de cette aura extraordinaire dont vous l’auréoliez. Je savais dans quel malaise je vous plongeais, mais j’ai décidé moi aussi de croire en cet homme si spécial à vos yeux.
Si vous lisez maintenant cette lettre, c’est qu’il a triomphé. André Grandier vous mérite mademoiselle Oscar. Je ne peux que m’incliner face à votre choix.
Bien à vous,
Victor Clément de Girodelle"
Abasourdie, Oscar se tourna alors vers André. Quelle ne fut pas sa surprise de voir son œil d’émeraude la contempler, son visage tout près du sien.
- André ? Que contenait ton message ?, murmura-t-elle, obnubilée par la proximité de cette bouche au modelé si sensuel.
Pour toute réponse, il lui présenta la missive dont elle s’empara vivement.
"Félicitations André ! Vous avez accompli votre mission avec succès ! Je vais donc vous confier mon dernier secret. Je crois que vous le méritez bien.
Vous savez maintenant que j’aime mademoiselle Oscar et que j’ai même osé rêver, le temps d’une soirée, qu’elle deviendrait ma femme. Mais c’était sans compter la puissance des sentiments de ma belle pour un autre homme que moi. Je crois qu’elle-même ignore l’amour qu’elle ressent pour ce dernier.
Ainsi, je me suis permis d’élaborer ce plan, cette chasse aux œufs afin qu’elle se rende compte de la qualité de l’homme en question ainsi que des sentiments qu’elle lui portait.
Je devine votre anxiété, mon cher. Pourtant, vous devriez être le plus heureux des hommes, André Grandier. « Pourquoi ? », me demanderiez-vous. Ah ! La question ! Mais la réponse est toute simple... Parce qu’Oscar François de Jarjayes est amoureuse de vous, André. Pour vous, elle a refusé de m’épouser. Pour vous, elle ne se mariera jamais. Je ne peux que retirer mon offre. Le cœur de la femme que j’aime appartient à un autre...
Amicalement vôtre,
Victor Clément de Girodelle"
Le cœur d’Oscar s’emballa. Elle resta ainsi, statufiée, la lettre entre ses mains soudainement moites, n’osant se retourner de crainte de croiser ce regard enflammé posé sur elle. Elle n’avait jamais été très douée pour exprimer ses sentiments. Et là plus que jamais, elle se sentait si empêtrée dans tout ce flot de sensations !
- Oscar, regarde-moi, lui souffla une voix tout contre son oreille.
Lentement, elle lui fit face, lui dévoilant par le fait même toute sa fragilité. D’un doigt, il lui fit lever le menton afin de pouvoir lire la vérité dans le tréfonds de ses prunelles.
- Est-ce vrai ou cela n’est qu’une énième torture pour m’avilir davantage ?
Tout d’abord, seule une respiration saccadée lui répondit. Puis, du bout des lèvres, elle lui confia :
- Non, tu ne rêves pas. Il semblerait que Girodelle ait été bien perspicace sur ce coup, car même moi, je ne le savais pas...ou enfin, je ne voulais pas me l’avouer. Mais, il a raison et je ne peux plus te le cacher. Je ne le veux plus...
Elle leva une main hésitante et effleura du bout des doigts la lèvre inférieure du jeune homme.
- Je t’aime...
Elle osa même s’approcher et goûter cette bouche sur laquelle elle avait laissé, sans le vouloir, une empreinte chocolatée. Un baiser doux et tendre, une volupté sucrée après toutes ces années d’amertume où leur amour fut inassouvi...
Le simple soldat ne put toutefois s’empêcher d’avoir une petite pensée pour le noble Lieutenant qui, non seulement s’était humblement retiré, mais lui avait confié son plus précieux secret : «Oscar François de Jarjayes est amoureuse de vous, André ». Cette révélation marquait un renouveau. D’ailleurs, Pâques ne représentait-il pas le jour parfait pour marquer ce passage entre amitié et amour ?
Infiniment reconnaissant de ce revirement inattendu du destin, André adressa mentalement ce vœu à l’instigateur de ce changement: « Joyeuses Pâques, Girodelle ! Joyeuses Pâques ! »
FIN
15 mars 2011 |