Cycles
La vie quand on y pense bien ne se résume qu’à ces répétitions de cycles : le jour qui, quotidiennement, cède à la nuit l’immensité de la voûte céleste, la naissance qui se clôturera inévitablement par la mort... Mais entre notre premier cri et le moment où l’on fermera les yeux pour la dernière fois, il y a cette myriade d’instants qui font battre notre cœur, il y ces saisons qui nous voient grandir, qui nous modèlent.
Une vie en quatre saisons... Quatre temps qui auront chacun appartenu à un homme différent...
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Premier temps : Printemps frémissant
Le cristal ciselé de la coupe qu’il tenait à la main reflétait l’éclat iridescent des lustres surplombant le vaste salon d’Hercule. Accoudé nonchalamment à une colonnade de marbre, il observait d’un air désabusé le ballet des courtisans. Toujours les mêmes visages poudrés, toujours la même sempiternelle parade factice afin de s’attirer les faveurs des souverains. Chorégraphie de robes et d’habits aux couleurs bigarrées; danse saccadée s’accordant au mouvement allegro du "Printemps" de Vivaldi exécuté par l’orchestre qui trônait devant les bronzes de la cheminée.
Il réprima un rire ironique face à toute cette mascarade, porta son verre à ses lèvres charnues et en engloutit le précieux contenu d’un trait. Bah ! Cette soirée se terminerait probablement comme les précédentes : pour tromper son ennui, il finirait inévitablement par s’esquiver en douce, escorté par une jolie donzelle.
La réputation du comte de Fersen n’exagérait en rien ses frasques amoureuses. Les ragots allaient bon train concernant le supposé amant de la reine : on chuchotait qu’il tentait de se consoler dans les bras d’une multitude de maîtresses, son cœur malheureusement conquis par l’inaccessible Marie-Antoinette.
Or, sa lassitude fut soudain interrompue par l’intrusion d’une nouvelle venue dans le salon. Tel un chasseur aguerri guettant sa proie, il jaugea la jeune femme qui venait de franchir d’un pas timide le chambranle de la porte. Son œil expert fut ébloui par la chevelure dorée coiffée sobrement. Bien que simple, une telle mise détonnait comparativement aux coiffures sophistiquées élaborées par Léonard Autié, coiffeur attitré de la reine. Fersen, curieux, poursuivit néanmoins son examen : le visage épuré de la belle rappelait l’innocence des angelots peints sur la voûte au-dessus de leurs têtes. Aucun artifice, aucun fard ne pouvait magnifier la beauté naturelle d’un tel faciès. Le conquérant en lui ne put éviter de s’attarder longuement sur la gorge blanche que l’échancrure sage de la robe dévoilait.
Mais qui était-elle donc ? Le vêtement laissait présager que l’inconnue en question appartenait à l’élite – on n’avait qu’à regarder la richesse du taffetas piqué de broderies fleuries – mais l’absence de chaperon ou de cavalier servant aux côtés de cette créature divine intriguait certainement...et pas seulement que le comte de Fersen si on en jugeait le nombre de regards masculins qu’elle attirait. Pourtant, le gentilhomme suédois aurait juré qu’il n’avait jamais vu cette femme à Versailles. Avait-on affaire à une jouvencelle qui faisait son entrée à la cour ? Elle semblait néanmoins plus âgée que ces jeunes oies blanches qui gloussaient bêtement lorsqu’elles pénétraient pour la première fois dans la splendeur du château. Une étrangère alors ?
C’est alors qu’elle se tourna vers lui et croisa son regard. Les prunelles aux couleurs de mélancolie plongèrent dans l’azur effervescent des yeux de l’inconnue, et bien qu’ils se trouvaient éloignés l’un de l’autre, qu’ils ne se connaissaient point, une inexplicable communion se tissa entre eux dès ce simple échange visuel. Une délicieuse rougeur teinta alors la porcelaine des joues de la demoiselle, un éclat stellaire illumina le ciel de ses yeux. Déjà-vu.
Souvenir fugace d’un regard semblable tourné vers lui, mais la réminiscence demeurait insaisissable, s’évaporait sans qu’il ne puisse s’expliquer cette étrange impression. Impression qui se renforcit lorsqu’elle lui sourit en hochant la tête, comme si elle le saluait.
Il fut soudain assailli d’un doute : se pouvait-il qu’il la connaisse ? Le charmeur qu’il était avait connu une panoplie de femmes – et le verbe "connaître" référait ici à la connotation biblique -, mais une femme telle que celle-ci, une Vénus incarnée, pouvait-on oublier cela ? Il ne pouvait même pas arguer une quelconque amnésie due à l’alcool : il n’avait point pour habitude de s’enivrer et encore moins lorsqu’il partageait sa couche avec une jolie dame.
Affichant un sourire carnassier, il zigzagua entre les convives sans jamais rompre le contact visuel avec cette mystérieuse ingénue. Arrivé à sa hauteur, il constata qu’elle était étonnamment grande, presque autant que lui.
- Mademoiselle, salua-t-il en s’inclinant. « Je ne crois pas me souvenir du passage d’une beauté telle que vous en ces lieux... Le souvenir d’un tel visage est en effet impérissable. Alors, j’en conclus que vous faites vos débuts à la cour. »
Elle continuait de le fixer de ses yeux immenses, deux lacs placides dans lesquels il pouvait voir sa réflexion.
- Oh mais quel goujat je suis ! Je suis là à vous étourdir de paroles en usant d’une telle familiarité alors que je ne me suis point nommé. Voyez comme votre divine personne me fait commettre les pires sottises ! Permettez que je me présente : comte Axel de Fersen.
Et il poussa l’audace jusqu’à s’emparer de la blanche main de la dame – main gracile dont le nacre et la délicatesse rappelaient la tête courbée d’un cygne – pour la porter à ses lèvres. Elle eut un mouvement de recul et parut soudain affolée par ce simple baisemain. Pourtant, une femme du monde telle qu’elle devait être habituée de se voir traitée avec autant d’égard de la part de la gent masculine.
- Pardon si je vous ai froissée. Mademoiselle...? Madame...?, s’excusa-t-il en tentant néanmoins d’arracher un nom à l’effarouchée.
Or, aucun son ne jaillit de la pulpe rosée de ses lèvres. Elle persistait dans son mutisme, frôlant ainsi l’impolitesse par ce refus de répondre à son bel interlocuteur.
Soit ! La belle désirait conserver l’incognito ? Il se plierait à cet étrange caprice. Mais elle ne lui refuserait certainement pas une danse, parole de Fersen !
- Je respecte votre désir d’anonymat, ma chère, mais pour vous faire pardonner cette entourloupe à l’étiquette, vous devrez m’accorder une danse.
Il ne lui laissa point le temps de s’esquiver, car il la cueillait déjà par la taille pour la guider vers la piste de danse. La réputation de tombeur du gentilhomme s’expliquait probablement par ces nombreuses initiatives et, puisqu’il vous les servait avec cet adorable sourire et tant de charme, vous ne pouviez que lui céder.
Ils se retrouvèrent ainsi, enlacés l’instant d’une danse; elle, la main pudiquement posée sur l’épaule de son cavalier, lui, la tenant tout contre lui, franchissant par ce rapprochement les limites du respectable.
Ni l’un ni l’autre ne prononça le moindre mot. Au contraire, ils se complaisaient tous deux dans ce mutisme, se laissant ainsi bercer par la symphonie des notes, chacun accordant ses pas au rythme de l’autre.
Quelle harmonie se dégageait de ce couple ! Les courtisans, hypnotisés, les admiraient et commentaient – les femmes dissimulées derrière leur éventail, les hommes en sirotant avec indolence leur champagne – ce duo dont ils jalousaient secrètement la beauté et l’évidente complicité.
D’autres, plus mesquins, chuchotaient avec perfidie (et un soupçon d’envie) que ce coureur de jupons de Fersen avait encore réussi à ajouter une nouvelle conquête à son tableau de chasse. Mais quelle prise ! La partenaire du comte suédois éclipsait par sa majesté toutes les femmes présentes à ce bal.
La danse devint plurielle, le gentilhomme des contrées nordiques accaparant jalousement cette envoûtante compagne, se la réservant pour lui seul. Il ne pouvait plus détacher son regard des prunelles saphir, désirait plus que tout conserver contre son torse cette douce tiédeur.
Puis, subtilement, l’enchaînement des pas les orienta vers la fraîcheur printanière qui s’échappait des immenses portes-fenêtres. La brise parfumée les enveloppa, tissa autour d’eux ses invisibles bras afin de les rapprocher en une étreinte d’abord hésitante, pleine de cette retenue qui vous coupe le souffle.
Là sur cette terrasse surplombant les jardins, ils se sentaient seuls au monde, seulement un homme et une femme réunis par le plus grand des hasards le temps d’un bal.
Toujours muette, elle le contemplait de son doux regard, son visage angélique baigné par la luminosité de l’astre lunaire. C’était comme si la nature se mettait de la partie pour l’auréoler. Ainsi illuminée, l’inconnue tentait le jeune homme. Les lèvres sur lesquelles elle venait de passer innocemment une langue rose l’invitaient dangereusement à franchir cet ultime pas, cet infime espace qui les séparait.
Et il osa. S’empara délicatement du menton afin de rapprocher ces lèvres tentatrices, afin de les porter à sa bouche avide de ce goût d’interdit.
Temps suspendu...
Irrépressiblement, il se rapprocha, savourant chaque seconde qui s’écoulait, se délectant de l’agonie de chaque battement de son cœur affolé. Il y avait bien une éternité qu’il ne s’était emballé ainsi pour une femme, une créature dont il ignorait toujours le nom ! Même la reine ne l’avait jamais consumé de ce feu dévorant, jamais si vivement.
Oh instant béni ! Moment indescriptible où ses lèvres voraces touchaient enfin au velours de cette bouche. Tendrement, il baisa les lèvres, insufflant à ce baiser toute la passion qu’elle avait allumé en lui dès qu’elle avait franchi le seuil du salon d’Hercule. La belle répondit d’abord timidement à cette caresse, puis s’oublia pour se laisser envahir également par cette soif. Soif de lui, soif de son souffle chaud sur sa peau, soif de ses yeux, de ses mains...
Puis soudain, elle apposa ses délicates mains contre le large torse et le poussa doucement, mettant fin à leur sulfureux baiser. Il tenta bien de cueillir à nouveau ce délectable fruit, mais l’œil chaviré qu’elle leva vers lui l’en empêcha. Une larme étincelante sous les rayons de la Lune serpentait sur la blancheur de la joue pour aller s’éteindre à la commissure des lèvres qu’il venait péniblement de quitter.
Visiblement en proie à un chavirement tel qu’elle fuyait son regard, elle lui fit une brève révérence et tenta une fuite vers les jardins. Mais, il fut plus rapide qu’elle. Il la retint par le bras et la ramena fermement contre lui.
- Oserai-je espérer vous revoir un jour, ma belle ?, chuchota-t-il, le cœur soudain douloureux de la voir le quitter.
Elle plongea son regard embué dans le sien et c’est d’une voix légèrement enrouée qu’elle murmura :
- Mais je serai toujours à vos côtés, Hans...
Sur cette phrase sibylline, elle se sépara de lui et s’éclipsa dans la nuit étoilée, le laissant étrangement triste sur cette terrasse.
Ce n’est que lorsqu’elle eut entièrement disparu de son champ de vision qu’il fronça les sourcils : il ne lui avait jamais dit son premier prénom. Or, elle l’avait bel et bien appelé "Hans"... |