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Chemins de croix


Chapitre I : La fêlure du soldat


« L'amour comme un vertige, comme un sacrifice, et comme le dernier mot de tout »
- Alain-Fournier (Henri Alban Fournier, dit)

Le soleil déclinait à l’horizon, sphère de feu diffuse dans cet amalgame de nuages gris qui s’amoncelaient. L’on sentait le vent se lever, un vent glacial qui vous transperçait les os et qui orchestrait toute cette valse de feuilles mortes. Taches orangées, rougeâtres, ocres qui se soulevaient sur le passage d’une voiture aux armoiries de la famille Jarjayes.

Oscar aurait sans doute apprécié les beautés de ce début d’averse, si cela ne risquait pas de ralentir leur pérégrination vers Arras. Le voyage s’éternisait, elle était percluse et l’atmosphère dans l’habitacle de la voiture était étouffante. Un silence se tissait entre elle et son compagnon de toujours, André, une censure qui n’avait jamais existé entre eux auparavant.

Depuis cette sinistre soirée – oh mon Dieu qu’elle tentait d’oublier cet événement où elle s’était non seulement drapée de dentelle et de fanfreluches ridicules mais de honte – André était…comment dire…distant. Elle ne saurait deviner qu’elle en était la raison néanmoins. Elle aurait cru au contraire qu’il se serait gaussé d’elle et de son attitude mièvre, mais non… Lorsque maladroite et toute fragile créature, elle lui était apparue dans cet accoutrement, ce costume dans lequel elle étouffait – comment les femmes acceptaient-elles de s’enserrer la taille dans de tels carcans de torture, elle se le demandait d’ailleurs -, elle avait senti son regard inquisiteur la détailler. Sans ses frasques militaires, la jeune femme se sentait dépourvue de son habituel flegme. Les prunelles d’André traçaient des sillons enflammés sur sa coiffure élaborée, son visage d’albâtre, sa poitrine haletante… Il l’avait alors fixée dans les yeux et elle avait pu lire aux tréfonds de ses prunelles une amère colère. « André, pourquoi les notes gaies de ton rire ne résonnent-elles pas à mes oreilles ? Pourquoi ce regard ? Suis-je donc si abominable ainsi vêtue ? Morbleu, je le savais… Quelle idée aussi pour le colonel Oscar d’aller se pavaner à un bal en femme ! Déjà ton attitude André me prouve à quel point cette mascarade émerge d’une douce folie…Mais je t’en prie, ne me méprise pas…pour une fois que je laisse mon cœur s’épancher… ». Consternée, elle vit alors la mâchoire du jeune homme se contracter, ses poings se serrer à tel point que les jointures blanchirent et ses yeux la jauger tel un vulgaire phénomène de foire. Toujours dans ce silence si oppressant, il tourna les talons.

- André, mais où vas-tu ainsi ? Tu n’as même pas dit à Oscar si tu la trouvais jolie !, le réprimanda Grand-mère.

André s’arrêta, la main sur la poignée de la porte et, toujours sans daigner se retourner répondit :

- Le serviteur de mademoiselle Oscar s’empressait d’aller atteler les chevaux. C’est que je ne voudrais surtout pas que mademoiselle arrive en retard à son premier bal. Et permettez-moi d’ajouter que je doute que l’on ait besoin de moi afin de m’extasier sur le drapée d’une robe ou sur le coordonnée de l’éventail avec la joaillerie !, railla-t-il.

L’anonymat d’un dos raidi plutôt que la virulence d’un regard franc estomaqua Oscar. Mais que diable lui prenait-il à celui-là ?!

Vlan ! Grand-mère assena une taloche du revers de sa main fripée sur la tête d’André.

- En voilà des manières, jeune impertinent ! Ce n’est pas parce que tu as été élevé aux côtés de mademoiselle que tu peux te permettre, que dis-je !, oser la traiter de cette façon si peu cavalière !

Dans un fondu, le jeune homme se retourna.

- Pardon, Oscar…s’excusa-t-il dans un murmure à peine audible, la tête baissée comme si on le menait à l’échafaud. Contrit, il avait les yeux clos et l’arc de ses longs cils noirs épousait la peau hâlée de son visage. Les paupières se relevèrent, le regard se posa tout doucement, tel un animal aux aguets sur sa compagne de toujours, sur cette femme soldat qui s’offrait maintenant à lui dans toute sa splendeur.

Oscar lut plus sur ses lèvres qu’elle ne put l’entendre : « Tu es magnifique. » Le serviteur lui fit alors une révérence, tourna les talons et disparut dans la plénitude de cette douce soirée.

******

Le tintamarre de la pluie martelant le toit de la calèche tira Oscar de ses réminiscences.

« Bougre de Dieu…nous ne pourrons jamais nous rendre à Arras sous ce déluge », soupira-t-elle avec mécontentement. Elle sortit sa tête par la fenêtre de la portière et ordonna sèchement au cocher de faire halte à la prochaine auberge. « Sapristi de pluie ! » et elle s’adossa brusquement sur son siège. Elle regardait encore au dehors, maugréa, se mit à tambouriner sur le cuir de la banquette. Tentant d’amadouer son impatience à peine contenue, la militaire trompa son ennui en épiant André. Le jeune homme semblait assoupi, le menton reposant sur sa poitrine. Les yeux d’Oscar étudiaient subrepticement le jeune homme. Le faciès était ma foi presque agréable à contempler : un nez légèrement busqué, des pommettes hautes et saillantes, un front volontaire, des lèvres charnues… Une barbe naissante ombrait ses joues. Elle constata avec surprise que l’adolescent dégingandé qui avait grandi à ses côtés, ce frère d’adoption qu’on lui avait accolé, était maintenant un homme, un vrai, de chair et de sang et non un simulacre comme elle. Elle s’attarda ensuite sur les mains qui reposaient sagement sur les cuisses, des mains de mâle, vigoureuses, habituées au dur labeur. Elle eut la folle pensée d’imaginer leur toucher sur sa peau… Mais elle chassa bien vite cette perfidie tout comme elle se débarrasserait du revers de la main d’un vulgaire moustique…et continua à le détailler du coin de l’œil. Il était décidemment bien loin le gamin moqueur. D’ailleurs la jovialité qui caractérisait son ami avait elle aussi disparu…pour faire place à ces tourments qu’elle devinait parfois chez André.

- Hum, hum !

Un raclement de gorge lui fit lever les yeux. Son regard se perdit dans celui si grave de son compagnon. La tête légèrement penchée sur la droite, les sourcils froncés, il la scrutait. Bizarrement, elle se sentit happée par la chaleur des prunelles, captive de leur inquisition, comme si elles détenaient le pouvoir de lire dans son âme… Ce fut comme si un lien invisible, un pont se tissait entre ces deux êtres hypnotisés l’un par l’autre.

******

Le cahotement de la voiture l’avait tiré de son sommeil. Encore somnolant, il avait lentement ouvert les yeux et ce qu’il avait aperçu l’avait surpris au plus haut point. Oscar le contemplait, le teint rosé, en se mordillant la lèvre inférieure. Elle ignorait sûrement qu’il était maintenant réveillé et assistait à cette étrange étude de son corps. Ironiquement, elle, qui habituellement, ne semblait même pas le voir, semblait très intéressée par ce qu’elle détaillait… Dieu qu’il aurait aimé s’immiscer dans cette belle tête blonde pour décrypter ses moindres pensées…Seul moyen de deviner cette femme qui se murait toujours derrière une façade impénétrable, comme si le fait de vêtir des vêtements masculins devait l’exclure de tous sentiments humains, de toute démonstration de sentimentalité.

Mais il la connaissait son Oscar, savait qu’elle n’était pas l’être insensible qu’elle projetait, son cœur s’étant épris de ce comte suédois aux manières chevaleresques. Pour cet homme, pour une seule et unique fois, elle était redevenue telle que la nature l’avait créée, une créature magnifique, féminine. Oublié le soldat au regard de glace; elle l’avait rangé dans sa penderie en même temps que son uniforme de la garde royale. Oubliée la voix aux inflexions assourdies; elle tintait maintenant de notes moins acérées, plus rondes. Oubliée la démarche militaire; les hanches se balançaient, le pas se voulait prudent, car peu habitué de marcher sur des escarpins… Pourtant, c’était plus son attitude de jeune première qui se rend au bal que la robe qui l’avait mis en colère. Le regard pétillant qu’elle affichait, le rose aux joues, le geste fébrile…Tout cela, il l’avait remarqué. Que n’aurait-il pas donné pour que ce soit LUI qu’elle regarde ainsi, qu’elle sente son cœur se pincer à cause de LUI, qu’elle veuille se faire femme pour LUI, qu’elle l’aime un peu, LUI… Mais ce n’était que chimères. Pourquoi une femme telle qu’elle, noble de surcroît, daignerait s’intéresser à lui, simple roturier ? Avait-il la prétention de croire que parce qu’il avait été élevé avec elle que cela lui conférait quelque droit ? Que la complicité qu’ils avaient connue enfants se prolongerait à l’âge adulte ? Si Oscar avait vraiment été un homme, la franche camaraderie entre pairs serait encore au rendez-vous plutôt que ce malaise oppressant. Mais non ! Aussitôt que les premiers signes de féminité avaient point, un fossé s’était creusé entre eux. Finis les sourires complices, les rigolades que partagent les gosses qui ont manigancé un coup pendable ensemble, les échauffourées, les roulades dans l’herbe tendre… Tout ce qui était synonyme de promiscuité entre eux devenait tabou. Il fallait être homme que diable ! Mais en instaurant bien certainement cette distance vertueuse entre personnes de sexes opposés.

Il en était donc revenu à sa condition initiale de serviteur, veillant sur son « maître » dans l’ombre jusqu’au moment où on daignait bien lui adresser la parole, lui demander conseil. Cependant, holà ! Toujours en ayant bien en tête son rang, toujours en pesant les mots qui s’échappaient de sa bouche afin de ne pas trop brusquer ou contrecarrer les certitudes d’une virilité aussi sûrement campée que la muraille de Chine protégeait son territoire. Il ne devait créer de raz-de-marée en soufflant sur cet océan, ni même risquer les faibles ondines qu’un mot mal placé pouvait engendrer ou alors l’azur des yeux d’Oscar s’obscurcissait et annonçait la tempête.

Mais pour l’instant, les prunelles de la froide militaire miroitaient de curiosité. Fait fort étrange…Qu’avait-il donc pour susciter chez elle cette inquisition ?

- Eh bien te revoilà parmi nous, mon cher !, se moqua-t-elle avec un sourire en coin. « Petit contretemps cependant…Les routes étant de véritables ornières quasiment impraticables à cause de toute cette pluie, nous stopperons à la prochaine auberge. Fâcheux tout ça, mais j’imagine que ce n’est pas plus mal…Cela nous permettra de nous dégourdir les jambes et de se réchauffer le gosier d’une lampée de bourbon. J’ai en bien besoin ! Évidemment, en espérant que l’établissement où nous allons ne sert pas que de la piquette. »

- Car « c'est une consolation de partager le même malheur et de ne pas être seul à souffrir » , murmura le jeune homme.

Les yeux d’Oscar s’écarquillèrent :

- Mais de quoi parles-tu bon Dieu, André ? Si tu crois que jouer au devin m’amuse, alors détrompe-toi ! Ou essaies-tu de m’étaler l’étendue de ta culture en me citant cette prose bien tournée ? Ah bravo ! Mon père n’a pas gaspillé son argent lorsqu’il a payé pour t’instruire ! Venez entendre les perles que monsieur le valet peut nous réciter ! C’est qu’il a besoin d’un auditoire ! Comprenez-le ce pauvre, il n’a habituellement que pour public des chevaux !

- Pourquoi ces attaques mesquines, Oscar ? Pourquoi me rappeler sans cesse ma condition de roturier chaque fois que j’ose dire une parole qui dérange ton ordre établi ? Toi qui s’insurges contre toutes formes d’injustice, tu me demandes de ravaler mes vérités et de courber l’échine bien bas devant ta noblesse ! Qu’ai-je donc dit pour que tu montes sur tes chevaux ainsi ? Que tu souffres ? Que tu noies continuellement ton chagrin en t’abreuvant des alcools les plus forts ? Crois-tu que je ne vois pas à quel point tu as mal, mal de cet amour impossible que tu ressens pour Fersen, mal de te retrouver pour la première fois avec les émois d’un cœur de femme, mal qu’il ne voit en toi que l’homme que tu clames être ? Je lis en toi Oscar, je devine cette agonie qui est tienne…et il n’y a aucun mal, aucune faiblesse avouée à vouloir la partager avec un ami, à vouloir s’appuyer sur une épaule.

- Mais…mais…co…comment OSES-TU ?!, explosa-t-elle. Je ne te permets pas de juger de la bienséance de ma conduite ou non ! Je ne te permets pas cette pseudo-analyse de mes sentiments ! Et ne pense pas que la raison en est ta condition sociale ! Qu’est-ce que monsieur connaît à l’amour ? Dis-moi !!! Toi dont je ne connais aucune liaison amoureuse. Que crois-tu savoir des élans de mon cœur ?


La voix se cassa, la tête blonde s’inclina. André put voir des rigoles de larmes sillonner les joues de la jeune femme.

Une fêlure, un murmure s’échappa de ce corps vaincu : « Et même si tu voyais juste, André, cette agonie est la mienne… Elle me dévore le cœur, me brûle les entrailles. Je n’ai été capable que de l’apaiser en me perdant dans l’alcool. Ne m’enlève pas ce répit, je t’en prie. »

Elle releva la tête, le fixa de ses yeux où perlait encore l’amertume de son agonie.

- Et tu as tort lorsque tu penses que je ne veux pas avouer une quelconque faille…J’essaie seulement de ne pas m’effondrer chaque fois que je LE vois regarder la reine avec cette passion, cet amour qu’il n’éprouvera jamais pour moi… Je ravale mes aveux lorsque je croise son regard et me rappelle que je suis un homme, que ce destin qui est mien m’interdit d’aimer… Alors oui, je me cache derrière cette façade…C’est le seul moyen que je connaisse pour ne pas sombrer…et Dieu, que c’est difficile…Je porte ma croix vaillamment, mais à l’intérieur, ici, et elle pointa d’un doigt rageur son cœur, « je meurs… »


La voiture s’arrêta, la portière s’ouvrit :

- Colonel, nous sommes arrivés, annonça le cocher en évitant de détailler les restes d’un drame. Je dételle les chevaux et je vous apporterai vos bagages par la suite.

D’un geste sec, Oscar essaya ses larmes, mit de l’ordre dans ses vêtements et s’emmura illico dans ce rôle qui était sa vie, celui de ce militaire au regard dur et froid.

- Merci, Albert.

D’un pas preste, le dos rigide, elle se dirigea vers la porte de l’auberge sans jeter un œil derrière elle, vers ce frère qui avait ouvert une brèche en elle, qui avait fêlé le fier soldat…
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