Auteur : meridienne Hits : 840
Lady Oscar > Vignette > Un large champ de colza >
Il faisait noir. Il faisait froid. Tout était silencieux.

- Alain ?

Il était là. Elle le savait, elle l’avait envoyé en avant.

- Dressel ? Legros ?
Elle tendait désespérément l’oreille mais seul un pesant silence lui répondait.

- Charonne ? Dubois ? Rosselot ?

Où étaient-ils donc tous passés ? Curieux. Mais plus curieux encore, pourquoi n’entendait-elle pas le son du canon ? La Bastille avait-elle finalement rendu les armes ?
Elle se mit à marcher. Vers où avançait-elle, elle n’aurait su le dire. Il lui semblait avoir perdu le sens de la vue. L’obscurité qui l’entourait était dense et oppressante. Elle n’avait pas vu la nuit tomber. Combien d’heures était-elle restée inconsciente dans cette venelle ? Suffisamment longtemps pour que cette chère Rosalie désertât, elle aussi !

- Fauré ! Cinier ! Lacombe ! Il suffit !!!

Elle progressait lentement et difficilement sur un sol raboteux, buttant sans cesse contre des irrégularités. Comme cette rue était mal pavée !! Tout son corps semblait lui peser au moins un tonneau * ! Le moindre pas épuisait toute son énergie. C’était désagréable. Très désagréable. Mais elle ne pouvait pas s’arrêter. Elle devait trouver ses hommes.

- Alain, allez-vous répondre, à la fin ?!! somma-t-elle gagnée par l’impatience.

Mais à quoi, diable, jouaient-ils tous ? Et pourquoi ne reconnaissait-elle pas les lieux ? Se trouvait-elle encore seulement à Paris ? Elle qui devait diriger les tirs contre la Bastille !!

Oscar s’immobilisa et essaya de s’orienter. Elle tourna la tête à droite, elle tourna la tête à gauche, cherchant la forteresse médiévale. Mais où que portât son regard, la même épaisseur d’encre murait son horizon. Etait-elle perdue ? Un murmure à son oreille la fit sursauter.

- Dove sono ?
- I wish I had given my gold to this rogue instead of playing the heros !!
- Ich habe keine Zeit gehabt,”Ich liebe dich” zu sagen !

Des voix ? Des gens ! Elle n’était pas seule !! Un sourire rassuré fendit les lèvres de la jeune femme. Cependant, il y mourut presque aussitôt. D’où venaient tous ces étrangers ? Avait-elle quitté le territoire français ? Oscar ne distinguait pas un seul de ces individus. Où se trouvait-elle ? Pourquoi ne pouvait-elle que les entendre ?

- Alainnnnnnnnnnnnnnnnnnn ! appela-telle cette fois avec une montée d’angoisse.

Mais son sergent demeurait sourd à ses plaintes. A l’inverse, les voix autour d’elle se faisaient de plus en plus nombreuses, de plus en plus fortes. Elle reconnut des Français.
La voix chevrotante d’une vieille dame :
- Où es-tu mon chéri ? Me voilà ! Après quinze ans, je viens enfin te rejoindre !

La voix étonnée d’un jeune garçon :
- Mais… mais… j’étais juste derrière mon frère !! On ne peut pas avoir été touché tous les deux !! Qui restera-t-il pour prendre la Bastille ?

La Bastille ?
Oscar fit volte face, le cœur battant à tout rompre.

- Hé, petit !

Où se trouvait ce garçon ? Il devait lui indiquer le chemin. Mais déjà sa voix s’était perdue dans le flot des soupirs invisibles.
Les épaules d’Oscar s’affaissèrent. André lui avait dit de continuer la révolution. Elle voulait le faire pour lui. Son état s’était d’ailleurs prodigieusement amélioré ! Après avoir un peu dormi, elle ne sentait plus ses blessures à la poitrine. Le docteur avait fait des miracles ! Elle était prête à retourner au combat ! Pourquoi l’avait-on éloignée du champ de bataille ? Où l’avait-on transportée durant son sommeil ?

- Alain ! Bernard ! cria-elle à la cantonade. Je peux encore servir la France !! S’il vous plait ! Venez me chercher !

Elle voulait sortir de là, elle voulait retourner dans Paris, retrouver le soleil infernal de ce quatorze juillet historique. Mais elle se sentait happée par les ténèbres. Piégée par la nuit. Avançant toujours plus profondément dans l’ombre et dans l’oubli.


Soudain l’obscurité s’effaça. L’atmosphère oppressante disparue, les voix invisibles se turent. Oscar cligna des yeux. Sous ses pieds, la douceur de l’herbe avait remplacé la rugosité des cailloux et au dessus de sa tête, s’étendait un ciel d’un bleu très pur.

Il faisait un temps superbe, qu’honorait le chant des oiseaux. Abasourdie, la jeune femme regarda autour d’elle. Par saint Georges ! Elle n’était certes pas à Paris ! L’endroit ressemblait à une grande prairie. Une grande prairie baignée d’une irradiante lumière dorée en provenance d’un tapis de minuscules fleurs jaunes. Elle avançait dans un champ de colza !

La chaleur du soleil était douce, la brise légère, le silence paisible. Le charme des lieux lui aurait presque donné envie de ne pas retourner à Paris ! Mais son devoir était toujours passé avant ses désirs...

A regrets, elle tourna le dos à ce lieu enchanteur, cherchant le tunnel obscur qui l’avait conduite jusqu’ici. Mais elle ne le trouva pas. Autour d’elle, il n’y avait plus que du colza.

- J’espère que ce n’est pas moi que tu fuis...

Oscar se retourna et s’immobilisa. Etait-ce la réalité ?
A quelques pas d’elle se dressait une silhouette forte, familière et adorée. Elle devait certainement rêver car cet homme était censé être mort !
Excepté sa chemise de coton qui étincelait d’une blancheur mystique, il lui apparaissait tel qu’elle l’avait toujours connu. Son visage anguleux avait toujours cette puissance virile dans la mâchoire. Ses boucles brunes tombaient toujours en désordre sur ses épaules. Ses prunelles brillaient toujours de la même teinte fascinante...

- « Comme un voleur qui retourne sur les lieux de son méfait, je reviendrai vers toi ». Ne te l’avais-je pas dit, petite fille ?
- Clet… murmura Oscar

Son ancien mentor souriait, de cette manière tendre et bienveillante dont elle avait conservé le souvenir. Si elle rêvait, elle comptait bien ne pas se réveiller maintenant ! Emue, troublée, elle lui sourit à son tour, laissant le bonheur des retrouvailles la consoler après ces insupportables années de séparation.

Elle ne savait que dire. Elle se contenta d’avancer vers ces larges bras qui s’ouvraient à elle. Elle s’y jeta avec une émotion non retenue et respira avec délice cette caractéristique odeur de chanvre qu’elle lui avait toujours connue.

- si tu savais comme tu m’as manquée !
- Tu m’as manqué aussi, mon Oscar, répondit-il en lui caressant les cheveux comme jadis. Et même si je déplore ce moment survenu trop tôt, je suis heureux de pouvoir te serrer de nouveau dans mes bras…

La chaleur de son étreinte, la douceur de sa voix... Oscar ne put retenir ses larmes. Son cœur débordait de tant de joie qu’il aurait pu exploser ! Comment conserver quelque maitrise face au premier homme qu’elle avait aimé ? Les paupières closes, le visage humide, elle ne se détachait pas de cette rassurante poitrine contre laquelle elle avait si souvent reposé :

- Pourquoi ne m’as-tu jamais fait savoir que tu vivais ici ? Tu m’as laissée si désespérée!
- Ne te voile pas les yeux. Tu savais où j’étais, petite fille.
- Non ! non ! nia-t-elle en s’accrochant férocement à lui bien qu’il n’eut fait aucun geste pour l’en détacher. Si je l’avais su, je serais venu te chercher, je serais venue te rejoindre !
- Quelle idée !! se moqua-t-il gentiment. Je t’en aurais bien empêchée !
- Tu aurais fait ça ?! Mais pourquoi ?
- Parce que tu devais vivre...

Oscar releva la tête et dévisagea Clet un instant. Il avait toujours tenu quelque parole qu’elle ne comprenait pas. Même aujourd’hui alors qu’elle avait grandi. Comme à son habitude, il la considérait silencieusement avec cet œil de turquoise dont l’éclat intelligent la pénétrait au plus profond d’elle-même.

- Que fais-tu ici, Petite fille ? s’enquit-il au bout d’un moment.

Oscar tiqua. La Bastille ! Elle l’avait complètement oubliée !!!! S’arrachant à son rêve éveillé, Oscar saisit la manche d’Abélard avec précipitation.

- Clet, tu dois me dire comment rentrer à Paris ! Sais-tu ce qui se passe là-bas ? le roi a retourné ses soldats contre le peuple et je dois...
- Oublie tout ça, Oscar. C’est du passé !

La main chaleureuse de l’homme s’était posée sur celle de la jeune femme. Elle était profondément apaisante. Mais Oscar avait l’esprit bien trop agité.

- Du passé ? Que veux-tu dire ? la lutte a cessé ? Que sont devenus mes hommes ?
- Ce n’est plus ton souci. Ce n’est plus ton combat. Viens avec moi.

Oscar n’aurait jamais imaginé pouvoir un jour se défier de son meilleur ami. Et pourtant, alors qu’il fendait le colza tout en l’enjoignant de le suivre, elle demeura immobile, les deux pieds solidement ancrés dans le sol.

- Pourquoi me dis-tu cela ? Pourquoi m’empêcher d’y retourner ? Je dois y aller ! Je dois me battre ! pour la révolution ! Pour la France ! Et pour André... conclut-elle avec un nœud dans la gorge.
- André t’attend... il est juste derrière moi.

Ces mots semblaient fous mais Oscar ne put s’empêcher de jeter un œil. Comme elle s’y attendait, il n’y avait rien au-delà de l’épaule du charpentier. Rien d’autre que ce champ à perte de vue.

- Bien sûr, tu ne le vois pas, ajouta Clet avec un sourire triste.

Bien sûr. Comment pouvait-il en être autrement ? Les images du pont lui revinrent en mémoire. Oscar baissa les yeux.

- Clet... il ne peut pas être ici. André est...

Elle s’interrompit, hésitante. Elle ne savait que dire. Elle ne voulait pas le blesser. Comment annoncer à un père que son fils était mort ?

- Faisons quelques pas, Petite fille. Veux-tu ?

Il lui offrit sa main pour qu’ils pussent marcher. Ils commencèrent par avancer en silence. Un silence qu’Oscar craignait de rompre.

- Cette révolution à Paris... commença Clet en levant les yeux au ciel, a fait beaucoup de morts...
- Oui...

Les images de ses hommes tombés au combat défilèrent devant les yeux d’Oscar. Lassalle, Armand, André et même Ascagne... il y avait aussi les Parisiens froidement abattus par les soldats... Les cris et les sons du mousquet résonnaient clairement dans son esprit. C’étaient des scènes qu’Oscar ne voulait plus voir. A son tour, elle leva les yeux pour chercher dans la beauté pure de l’azur le réconfort à sa souffrance.

Mais à son grand étonnement, c’est Paris qu’elle vit dans le ciel !! La capitale s’affichait sous ses yeux , désordonnée et sanglante, luttant pour sa liberté. La Bastille fumait, tremblait sous les assauts du canon mais ne faiblissait pas. A ses pieds s’entassaient les corps des vaincus et s’agitaient encore les braves. Au milieu d’eux, Alain, vaillant et acharné, dirigeait le tir des canons.

- Pour le colonel Oscar, feuuuuuuuuuuu !!! l’entendit-elle hurler avant que le grondement de l’explosion ne couvre sa voix.

Oscar en eut le souffle coupé. Par quel prodige pouvait-elle assister à ce spectacle ? Mais elle n’avait pas le loisir de s’en soucier.

- Les canons n’ont pas le bon angle, je dois retourner les aider ! s’écria-t-elle.
- Avec toute la meilleure volonté du monde, tu ne pourrais pas... regarde plus à l’ouest, Petite fille, ajouta-t-il avant qu’elle n’ait pu faire le moindre commentaire désobligeant.

Oscar s’exécuta. Dans une ruelle sombre, à quelques pas de la prison, se trouvaient un petit groupe d’individus. Oscar les reconnut. Il y avait le médecin qui avait examiné André, il y avait Rosalie, Bernard et... Un cri de stupeur lui échappa. Elle était là, allongée sur le dos dans son uniforme ensanglanté, le visage blême et les membres inertes. Oscar n’en croyait pas ses yeux. C’était impossible ! Comment pouvait-elle être étendue sur le sol poussiéreux de la capitale alors qu’elle se trouvait à mille lieues de là, discutant avec Clet au milieu des fleurs ?

Oscar trembla. Que signifiait tout ceci ? elle croyait comprendre, elle avait peur d’avoir raison.

- Clet... je ne peux pas me trouver à ces deux endroits à la fois, n’est-ce pas ?
- Non.

Ce n’était qu’un mot, un simple mot et pourtant il résonna avec un écho glacial dans la tête de la jeune femme. Clet passa sa main autour des épaules d’Oscar et l’attira à lui.

- Maintenant tu sais, chuchota-t-il avec douceur. Je suis venu te chercher Oscar. Le cours de l’Histoire continuera sans toi. André t’attend.

Agrippée au dos puissant de l’homme, Oscar avait peine à croire ses propos. Comment était-ce arrivé ? Elle ne s’était pas sentie mourir. Elle avait simplement fermé les yeux l’espace d’un instant ! Mais tout s’expliquait. Voilà pourquoi elle n’avait plus mal, voilà pourquoi elle parlait avec Abélard... André l’attendait ? Elle devrait le voir aussi, alors ?

Relevant la tête, elle regarda de nouveau par-dessus l’épaule de Clet. Mais André n’était toujours pas là. Cependant quelque chose brillait au loin... Oscar plissa les yeux. Son toit de tuiles se détachant du tapis de fleurs, une église se dressait au milieu du champ. Une chapelle, plus exactement, avec un porche pour abriter la cloche. Ses façades de pierre blanche étaient si lumineuses qu’elles en étaient presque aveuglantes.
Oscar cligna des yeux. Cette petite église ressemblait beaucoup à celle qu’elle avait imaginée quand elle avait parlé de mariage à un André mourant. Une quiétude et une douceur immenses attiraient Oscar vers ce lieu improbable.

- Cette chapelle... commenta Oscar, elle n’était pas là tout à l’heure...
- Ah, tu vois une chapelle. C’est bien ! approuva Clet. André t’attend à l’intérieur. Va le rejoindre et sois heureuse, Petite fille.

Il desserra son étreinte et recula pour laisser partir Oscar.

- Cela ressemble à des adieux, fit-elle remarquer. Tu ne viens pas avec moi ?
-Non, je suis seulement venu te chercher.
-Pourquoi ?
-Parce que tu refusais d’accepter ton sort. Tu n’aurais pas trouvé ton chemin toute seule.

Ce n’était pas la réponse à la question qu’elle avait posée mais elle ne fit aucune remarque.

- Et maintenant que j’ai trouvé André, où vas –tu aller, toi ?
- Je crois que je dois chercher d’autres personnes qui se seraient perdues.

Clet parlait avec calme et douceur. Oscar avait le ton un peu plus sec. Il semblait indifférent à leurs retrouvailles. Cela ne semblait être qu’une « mission » parmi d’autres. Ne comptait-elle plus pour lui ? était-il décédé depuis tant d’années qu’il avait fini par oublier l’amitié qu’ils avaient partagée ?
Elle l’étudia attentivement. Il avait gardé la même apparence mais quelque chose dans la sérénité de son regard, dans la blancheur de sa chemise, ou même dans la façon dont ses boucles se soulevaient au vent, le rendait différent. Ce n’était pas un mort comme Oscar. Et cela l’attristait. Parce que la différence éloignait les individus. Or Oscar ne voulait pas être de nouveau séparée de Clet.

- Ne t’en vas pas, supplia la jeune femme en lui prenant le bras.
- Je ne vais nulle part, assura-t-il. C’est toi qui dois t’en aller, mon Oscar. Là-bas, précisa-t-il en donnant un coup de tête vers l’arrière.
- Non ! Laisse-moi rester encore un peu près de toi. Je viens à peine de te retrouver !!!
- Il le faut. Tu ne peux pas rester ici.
- Alors emmène-moi quelque part où je pourrai être avec toi ! je ne veux pas te quitter, Clet !

Elle lui avait saisi la main et la pressait contre son cœur. Elle sentit à peine le retour de pression des doigts de l’homme. Encore une fois, il semblait comme distant. Son sourcil se courbait d’ailleurs avec sévérité.

- Fais attention aux mots que tu prononces. Petite fille, Ton bonheur ne passe pas par moi.

Il fallait croire que si. Au loin, la chapelle venait de disparaitre. Oscar ne pouvait plus retrouver André... et c’était presque tant mieux. Elle eut un sourire satisfait tandis que Clet émettait un soupir désolé.

- Ne fais pas ça, Oscar. Tu n’es donc pas impatiente de rejoindre André ?

André... La veille encore, elle aurait tout donné pour être immédiatement transportée auprès de lui, son amour, sa vie. Mais elle avait pénétré cette prairie et retrouvé Clet... Elle n’avait pas oublié André mais. ..

- Clet, si tu me demandais de choisir...
- Tais-toi !

Non content de lui couper brusquement la parole, il l’éloigna de lui comme si son contact l’eût brulé.
Il lui fit mal. Mais cela n’avait pas de réelle importance. Elle avait parlé sans réfléchir. Pourtant, à présent qu’elle réalisait la portée de ses mots, elle les savait véridiques...

- Tes sentiments t’aveuglent, tu ne dis que des bêtises !

« Des bêtises » ?
Les yeux d’Oscar se voilèrent de tristesse. « Des bêtises »... Il n’avait pas appelé ça « des bêtises » la première fois où elle lui avait dit qu’elle l’aimait !
Les turquoises d’Abélard prirent à leur tour la couleur du chagrin.

- J’ai commis une erreur. Je ne pensais pas que tu me chercherais en lui... Je regrette.

La main de Clet avait glissé du bras à la joue d’Oscar. La jeune femme ferma les yeux en savourant cette caresse. Oui, elle retrouvait Clet en André et pourtant, c’était si différent quand les deux hommes la touchaient. Elle n’aurait su dire quel contact elle préférait. Mais elle n’aurait pas l’occasion de comparer. Comme par le passé, Clet avait décidé de la quitter.

- Il y a de toi en lui, admit-elle mais cela ne suffit pas... Clet, je n’ai plus ton médaillon. Si je devais ne plus te revoir... j’aimerais tellement qu’il y ait aussi un peu de toi en moi...

Personne n’avait jamais dit à Oscar que la mort pût être aussi triste. Ses larmes coulaient sans qu’elle n’ait la force de les arrêter. Abélard l’attira à lui, sécha son visage et déposa sur son front un baiser brulant.

- Je suis sûr que nous reverrons. Et maintenant, va. Je sais que tu la vois.

Elle la voyait. Au loin, la chapelle se dessinait de nouveau. Par nécessité. Mais sa pierre n’était plus aussi éblouissante. André. Juste André. Oscar n’avait pas eu son mot à dire. Elle n’avait pas pu choisir. Les yeux brillants, elle se résigna à la séparation. Si Clet lui assurait qu’elle serait heureuse avec André, elle ne pouvait que lui faire confiance... et pourtant, pourquoi cette impression qu’il manquait quelque chose à son bonheur ?

Refoulant de nouvelles larmes, elle tourna le dos à celui qu’elle ne reverrait sans doute jamais. Ses yeux lui brûlaient, son cœur se déchirait, ses jambes pourraient-elles la porter ? Elle se mordit les joues afin que Clet ne l’entendît pas mais depuis le début, Abélard semblait lire ses pensées. En un instant, ses larges bras furent passés autour de ses épaules.

- Ne pleure pas, mon Oscar. Je ne te condamne pourtant pas !

Clet émit un soupir puis demeura un moment la joue contre la lourde chevelure bouclée. Il semblait réfléchir, il semblait hésiter. Oscar ferma les yeux. Elle, elle espérait.

- Il y a longtemps, j’ai fait un rêve étrange reprit-il enfin. A cette époque, je ne te connaissais pas. J’étais d’ailleurs déjà fiancé à la mère d’André... et pourtant, j’ai rêvé que j’en épousais une autre. Je n’ai jamais oublié la culotte et les éperons qu’elle portait, ni sa chevelure ensoleillée, ni ses prunelles azurées...

Au travers des larmes, le visage d’Oscar s’éclaira.

- C’était moi...

Elle n’en doutait pas. Parce qu’il y a longtemps, bien avant de connaitre Clet, elle aussi avait fait un rêve. Et si dans le sien elle avait porté la somptueuse robe de mariée de sa sœur ainée, son promis n’avait pas eu les effrayants yeux noirs du Comte de la Rolancy. Il les avait eu tendres et intelligents. De cette teinte étrange et fascinante où se mêlait le vert avec le bleu...

- Ne le dis pas à André et je n’en dirai rien non plus à Héloïse : nous sommes des amants secrets !

Oscar sourit au clin d’œil qu’il lui lança, sensiblement réconfortée. Qu'il était bon de savoir qu'il l'aimait !

- Alors, Petite fille, ne crains pas que nous soyons séparés. Il y aura toujours un peu de moi avec toi et un peu de toi avec moi.

Il avait raison. Le visage confiant, elle s’élança vers la chapelle, impatiente de se marier, préservant au fond de son cœur le souvenir de celui que les étoiles lui avaient secrètement réservé.
A mi-chemin, elle se retourna encore pour lui faire signe mais il avait déjà disparu. Ne restaient que la chapelle et Oscar qui courait dans le colza. Dans ce large champ de colza. Cet éblouissant champ de lumière.

FIN

* Un tonneau = 979,0117 kg
Review Un large champ de colza


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