Février 1775
L'homme descendit les quelques marches qui le conduiraient bientôt à la liberté. Avec précaution, il risqua un coup d'oeil hors de sa cachette: une large colonne de pierre qui maintenait l'escalier en colimaçon.
Un seul garde, un concierge plutôt. Et, devant la herse relevée, deux soldats.
Il esquissa un sourire aigu. Ces trois-là ne lui causeraient pas plus d'ennuis que les cinq autres qui avaient eu le malheur de croiser son chemin et dont les corps reposaient à présent sur la pierre froide...
Assis à une sommaire table de bois, le gardien, occupé à lire il ne savait quelle missive, n'avait pas remarqué sa présence. Bien. Il allait employer la méthode habituelle...
On n'entendit pas même un cri de surprise. Juste le chant froid d'une lame bien aiguisée dansant macabrement sur la peau frêle d'une gorge innocente...
Il s'écarta d'un bond, laissant sa victime s'effondrer, le regard fixe, sur la lettre déjà maculée de taches sombres et poisseuses. Puis il se rua aussitôt sur les deux gardes qui lui tournaient le dos... Il ne leur laissa pas plus de chance.
Alors il s'élança sur le pont-levis et traversa la Seine en toute hâte. En haut des imposantes tourelles, et malgré l'obscurité de la nuit, les soldats de faction avaient repéré le fuyard. Il perçut les coups de feu des baïonnettes, qu'il évita avec une adresse et une vivacité extraordinaires.
Derrière lui, les gardes s'étaient précipités en masse, mais sa cellule était déjà loin... Il tourna brusquement dans une ruelle à droite, puis bifurqua à gauche. Comme prévu, le carrosse de son commanditaire l'attendait, la portière ouverte.
D'un bond souple, il sauta dans la voiture sans même s'aider marchepied, s'engouffra à l'intérieur et rabattit la portière derrière lui.
Immédiatement, le coche s'ébranla avant de prendre rapidement de la vitesse.
"Alors, ce petit séjour à la Bastille ne vous plaisait donc pas?", ironisa l'aristocrate sans même lui laisser le temps de s'installer.
L'homme prit place sur la banquette, dévisagea son interlocuteur qui faisait de même, confortablement assis, les mains gantées posées sur le pommeau d'une canne extrêmement coûteuse.
"Ainsi, c'était donc vous, Monsieur, qui avez besoin de mes services..., répondit-il en reconnaissant son hôte.
- C'est moi, en effet. On m'a beaucoup vanté vos mérites...
- En quoi pourrais-je vous être utile, Monsieur?"
Dans la pénombre, un sourire carnassier s'étira sur les lèvres du noble.
"Je vais vous l'expliquer..."
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Mai 1775
Un sifflement fendit l'air dans la nuit étoilée... Puis une détonation retentit, sous les hourras de la foule en liesse. La gerbe rouge, majestueuse et scintillante, s'éparpillait déjà dans un nuage de fumée.
Massée sur les pavés bordant les rives de la Seine, la populace parisienne s'était réunie pour fêter comme il se devait la première année de règne du roi Louis XVI. On leur offrait gracieusement un formidable feu d'artifice, comme on en organisait à la grande cour de Versailles, et il ne fallait manquer cet évènement pour rien au monde...
"Regarde comme ils ont l'air heureux, Oscar!, se réjouit alors André en désignant d'un bras éloquent les milliers d'yeux admiratifs qui fixaient le ciel avec espoir. Pourquoi faut-il que tu te fasses toujours du souci pour leurs Majestés? Comment ne pourrait-on pas les aimer, surtout après leur défilé dans les rues de la capitale?"
Le visage sombre, la jeune femme ne répondit pas tout-de-suite, scrutant le moindre geste, le plus petit déplacement suspect au sein de cet agglutinement immobile. Sa mission, pour l'heure, était de vérifier le bon déroulement des festivités. Ensuite, ce serait au tour des Gardes Françaises de prendre la relève.
"Ne faut-il pas se méfier de l'eau qui dort?, finit-elle par rétorquer, laconique.
- Que veux-tu insinuer?
- Rien du tout. Je me contentais de citer un proverbe..."
Cette réponse sembla ne pas convaincre les sourcils froncés de son compagnon, qui l'observa un long moment avant de marmonner, l'air vaguement soupçonneux:
"Mmmh... Je te trouve bien mystérieuse, depuis quelque temps..."
Elle préféra ne rien lui répondre... Mais elle avait ses raisons.
Depuis plusieurs mois, un tueur implacable semait la terreur en Bourgogne. Se faufilant dans les hautes sphères de la société, il choisissait ses victimes parmi les gens et les proches de la noblesse et abandonnait leurs cadavres au détour d'une ruelle. Après les avoir horriblement mutilés puis égorgés, il se payait le luxe macabre de laisser dans leurs gorges ensanglantées une carte représentant la dame de pique, au dos de laquelle étaient griffonnés quelques mots dénotant un humour fort discutable.
Partant d'une province somme toute assez proche de Versailles, une sombre menace visant le couple royal se tissait peu à peu dans l'ombre... Et on lui avait demandé d'y mettre fin.
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Le bruit sourd d'un corps s'affalant sur la pierre froide d'une impasse obscure résonna dans le silence nocturne.
Un sourire cruel s'esquissa de nouveau sur ses lèvres fines. Celui-là non plus ne l'avait pas vu venir... Ce deuxième agent ne lui avait pas donné plus de peine que le premier. Quoique... Celui-ci lui avait paru plus intelligent, peut-être. Avait-il eu le temps de récolter des informations sur son compte? Après tout, peu lui importait: il était bien trop malin pour se faire prendre. Se penchant sur le cadavre l'espion, il s'appliqua à ajouter sa petite note personnelle. Avec une dague, l'effet n'en serait que meilleur.
La mission qu'on lui avait confiée s'avérait non seulement extrêmement facile, mais encore plaisante. Cette ivresse de pouvoir tuer, sous la protection d'un maître bien placé, et celle de sentir la peur grouiller dans les domaines des environs... Jusqu'à la cour!
Son commanditaire avait vu juste. Ce stratagème portait ses fruits: Maurepas et ses informateurs avaient maintenant leur attention fixée sur Dijon et ses alentours...
Après ce deuxième pied-de-nez aux forces royales, on allait sans doute faire succéder les meilleurs éléments de Versailles et de Paris réunies... Ce qui laisserait les mains libres au Maître.
Quant à lui... Il prendrait bien soin de sa prochaine victime. Sa cachette n'était pas prête d'être découverte.
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Debout devant la porte qui menait à l'antichambre d'Oscar, André, un plateau sur le bras droit et la main gauche en suspend, hésitait à tourner la poignée. De l'autre côté, en effet, régnait un remue-ménage mêlant éclats de voix, froissements étranges de jupons et jurons de toutes sortes, entrecoupés des reproches de Grand-Mère, horrifiée du langage tenu par sa petite-fille.
Et cela durait depuis au moins une semaine, semaine durant laquelle on lui avait interdit les appartements de son amie, du moins à certaines heures.
"Il faut que tu glisses, Oscar!, lui parvint la voix de la vieille nourrice. Il faut que tu oublies ces enjambées de soldat! On jurerait voir un homme!
- Mais je suis un homme, morbleu!
- Bien sûr ma chérie! Allez, je veux voir des pas glissés!
- Comme cela?"
Et André d'entendre les talons de la jeune femme marteler le plancher avec la légèreté d'un grenadier prussien.
"Non, Oscar, c'est encore trop martial! Glisse davantage..."
Badaboum! Un immense fracas venait de se faire entendre.
"Oh, ma chérie, que t'est-il arrivé?
- Eh bien Grand-Mère, j'ai fait ce que tu m'avais demandé! J'ai glissé! Bon sang de Dieu!"
Oscar apprenait-elle une nouvelle danse? Il imaginait déjà Grand-Mère affublée de rubans et de dentelles de toutes sortes, incarnant une jeune cavalière rougissante à l'idée d'être invitée par le fringant officier...et étouffa un rire. Son aïeule dansant avec son amie! C'était vraiment risible!
Malgré ses multiples questions, Oscar n'avait rien voulu lui confier. Tout juste savait-il qu'elle allait devoir effectuer un voyage quelque part à l'étranger. Sans lui.
Alors quoi? Une mission diplomatique? Mais pourquoi l'évincer, si c'était là la réponse à tous ces mystères? N'était-il point le valet du colonel de Jarjayes? En tant que tel, il lui aurait paru normal d'accompagner son maître...?
Dans l'antichambre, le couvercle d'une malle se referma, signe que la mascarade prenait fin, et Grand-Mère ressortit, le sourire aux lèvres.
"Tu peux rentrer, mon petit. Oscar a terminé son entraînement."
Le plateau toujours bien calé sur son bras, il s'avança dans la pièce. La jeune fille était bien là, la chevelure ébouriffée et la chemise mal ajustée. Dos à la fenêtre, les mâchoires serrées et les prunelles d'un bleu orageux, il lui était facile de comprendre que sa dignité avait été mise à rude épreuve.
"J'apporte ton chocolat, Oscar!", claironna-t-il pour changer ses idées noires.
Cette dernière, pour toute réponse, se contenta de se retourner pour contempler les jardins inondés de soleil, de parterres fleuris et de pépiements d'oiseaux. Mais ses poings crispés, plaqués le long de ses cuisses, témoignaient d'une humeur peu sensible à cette gaieté printanière.
"Quelque chose te tracasse sans doute?, osa-t-il, l'air suave.
- Absolument pas!, sourda-t-elle en se dirigeant vers sa chambre. Tu peux poser la tasse sur la cheminée; je la boirai tout-à-l'heure."
"Hmmm... Une façon comme une autre de m'inviter à prendre congé, apprécia-t-il avec une grimace teintée d'amertume. Elle n'est pas du tout décidée à m'expliquer ce qui se passe..."
Mais il ne l'entendait pas de cette oreille. Si elle avait d'excellentes raisons pour s'obstiner à garder le silence sur ses futurs projets, il était au moins aussi têtu qu'elle. Aussi décida-t-il de la suivre dans le refuge qu'elle s'était choisi.
La jeune fille, quant à elle, s'était affalée sur son matelas, bras croisés derrière la nuque. Les sourcils froncés en des arcs meurtriers, elle réfléchissait.
"Si tu penses pouvoir me cacher quelque chose en te murant dans cette pièce, tu te trompes!"
Bras croisés et menton baissé, esquissant un léger sourire narquois, André s'était permis de venir troubler sa tranquilité jusque dans sa chambre.
"Va-t-en, André! Je n'ai pas le temps de converser avec toi!, lança-t-elle, tranchante.
- Voyez-vous ça... Tu pourrais me donner au moins les raisons de ta colère! Je suppose qu'il s'agit de cette mission secrète?"
Elle se retourna sur son lit, s'enferrant dans son mutisme.
C'était nouveau pour elle mais... Mettre André dans la confidence était impossible. Ordre formel de Maurepas. Le jeune valet était trop connu pour sa fidélité au colonel de Jarjayes, et il était évident que le garder à ses côtés durant ce voyage revenait à clamer haut et fort son identité.
Et puis... Il y avait ces deux cartes, qu'on avait retrouvées sur les corps sans vie de ses prédécesseurs, fichées sur leurs poitrines à l'aide d'un fin poignard. Le "baron de la nuit", comme il se plaisait à se faire nommer, ne s'en était pris jusque-là qu'à des hommes. D'où l'appel à ses services du ministre d'Etat.
"Je ne puis rien te révéler, André. Ce serait trop dangereux pour toi.
- Pour moi?"
Elle hocha la tête, le visage sombre.
"Tu as peur pour moi?"
Un nouvel ange passa, signe qu'Oscar ne réfutait pas cette hypothèse pour le moins absurde.
"Je crois que tu te ramollis, ma petite!, assena-t-il, le front docte.
- Comment!?!"
La colonelle, sous l'insulte, s'était relevée d'un bond sur son matelas. En trois pas, elle se tenait face à lui, les mains fermement agrippées à son col, qui, si l'on en croyait la mine peu amène de la jeune fille, risquait de ne pas rester intact bien longtemps.
"Répète un peu, si tu l'oses!
- A ta guise. Je t'affirme que tu te ramollis tant que je suis certain de te battre à l'épée.
- Vraiment?"
Son ton s'était fait menaçant, mais au fond... C'était de cela qu'elle avait besoin. Un bon petit duel avec son ami de toujours. André... Il lui manquerait énormément.
Ce dernier, lame déjà en main, se précipitait vers le balcon avant de l'enjamber négligemment pour atterrir dans l'herbe, cinq ou six pieds plus bas.
"Alors, qu'attends-tu?, la provoqua-t-il, l'oeil belliqueux. Dès que je t'aurai désarmée, je t'obligerai à me révéler tous ces petits secrets dont tu t'entoures.
- Me désarmer? Moi? Non mais tu rêves, mon pauvre André!, rétorqua-t-elle en le rejoignant d'un bond. Dans dix ans, peut-être atteindras-tu mon niveau, mais en attendant..."
Elle se fendit d'un coup droit, paré aussitôt par son compagnon qui tenta un dégagement.
"De toute façon, jeta-t-il, sûr de lui, je saurai ce que tu manigances, que tu le veuilles ou non. Crois-moi, je suis tenace..."
Pour la première fois depuis longtemps, et à sa grande joie, il vit son amie sourire. Pourtant, ces paroles ne seraient pas vaines, il se le promettait. Tôt ou tard, il devinerait ce qui se préparait. Coûte que coûte...
A SUIVRE... |