DECEMBRE 1772
Lady Olivia Fox sortit un petit miroir ouvragé de l'une de ses poches, vérifia l'élégance de sa coiffure, arrangea un peu l'étoffe de sa toilette et étudia son teint de près. Tout était absolument parfait.
Bien. Elle allait pouvoir passer à la deuxième phase de son plan. Là-bas, sa cible n'avait point tardé à la remarquer. Elle s'en était aperçue aux regards embarrassés et hésitants qu'elle lui lançait.
Elle en avait l'habitude, avec les hommes, surtout les hommes mariés. Elle était belle, trop belle. Elle n'avait jamais connu d'échec et ce n'était pas aujourd'hui que cela commencerait.
"Señora..."
Un serviteur portant un plateau croulant de mignardises venait de s'incliner devant elle. Elle se servit et remercia avec un sourire.
La vérité était qu'elle était une Galloise de la plus pure lignée. Cependant, sa chevelure noire comme les ailes d'un corbeau, son teint doré, ses lèvres rouges et ses yeux bruns lui donnaient l'apparence d'une Espagnole, apparence qu'elle renforçait à l'aide de toilettes à la mode madrilène.
Personne ne se douterait qu'une espionne anglaise se cachait derrière la belle Señora Olivia de La Nada. Et qui se méfierait d'une Ibère? L'Espagne était en bons termes avec la France...
Sa cible quittait à présent la salle de bal pour se diriger vers le salon de musique. Elle lui emboîta le pas.
"Monsieur de Broglie?, commença-t-elle de sa voix chantante. Je tenais à vous remercier de m'avoir conviée à cette magnifique réception. Mais je n'ai pas encore visité vos jardins. seriez-vous assez aimable pour me les présenter?
- Euh..., bafouilla de Duc en s'épongeant le front de son mouchoir de dentelle. Je ne sais si je puis...
- Oh, Monsieur, continua-t-elle en le caressant de ses grands yeux de velours noir, vous n'allez pas me faire l'injure de me refuser ce caprice, n'est-ce pas, ni contraindre ma fierté à des supplications?
- Non... Euh... Certes non, Madame!"
Avec sa bedaine tendue sous son gilet trop ajusté, ses doigts boudinés autour de ses chevalières et son talent d'orateur, il était pathétique. Elle avait pourtant entendu dire que le Général de Broglie était un personnage important et influent au sein de la Garde Royale. Eh bien... Il fallait penser que cette réputation perdait tout son sens devant une simple belle dame. Il ne songeait même pas à lui offrir son bras!
Réprimant un soupir et une grimace de dégoût, elle décida de prendre les choses en main et le conduisit dans la douce obscurité du parc. Là, elle pourrait l'entretenir à sa guise...
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Ainsi qu'elle l'avait espéré, elle était parvenue à l'entraîner dans sa chambre. Ils avaient dû faire preuve d'une énorme discrétion, car l'épouse légitime et les invités auraient pu les surprendre.
Il fallait absolument qu'elle entre dans ces appartements: le document qu'elle convoitait se trouvait dans l'un des tiroirs du secrétaire adossé à l'un des murs du cabinet.
Comme elle se l'imaginait, une carafe de vin, ainsi que plusieurs verres, étaient posés sur une commode. Fort bien! Elle n'aurait pas à donner de sa personne...
Elle se saisit des coupes, les remplit à ras bord et lui tendit celle à laquelle elle avait ajouté un puissant narcotique. Cependant, contrairement à ses espérances, il ne la but pas. Le pauvre homme, en effet, voulait désespérément rester fidèle à son épouse, et il savait que l'ivresse lui ferait définitivement perdre la tête.
Olivia grimaça de nouveau. Finalement, elle allait devoir user de ses charmes plus qu'elle ne l'avait espérer. Non qu'elle répugnât à utiliser son corps -à bientôt vingt-quatre ans et choisie par la couronne à cause de sa beauté, on ne pouvait dire qu'elle était une oie blanche- mais ce noble français ne lui inspirait qu'un désir très mesuré. Les hommes, elle les préférait plus charmeurs, plus assurés.
De nouveau, elle jaugea sa future victime avec circonspection. Il allait falloir le flatter pour le faire succomber. Une fois qu'il aurait goûté à son savoir-faire, nul doute que, repu de plaisir, il ne tarderait pas à tomber dans les bras de Morphée.
"Monsieur, ne trouvez-vous pas que cette chaleur est tout bonnement insupportable?, lui souffla-t-elle, la voix chaude et le regard de braise.
- Hmmm... Oui, en...en effet!", acquiesça-t-il en s'épongeant de nouveau le front.
Le bougre tentait encore de lui résister, mais son œil exercé repéra le renflement très manifeste, sous les culottes de satin, qui lui promettait un succès absolu.
"Je n'ai pu vous quitter des yeux de toute la soirée! Votre..."
Elle cherchait désespérément un atout auquel elle aurait pu se raccrocher, mais lequel? Elle avait beau fouiller sa physionomie, rien ne la tentait.
"...Votre.... Moustache est absolument divine!, lâcha-t-elle en désespoir de cause. Elle est...si... -Seigneur, quel adjectif élogieux pouvait-on accoler à une moustache?- ...si ... ébouriffante!!!"
Oui, bon, c'était pitoyable, mais elle n'avait pas réussi à trouver mieux. De toute manière, elle n'en avait guère besoin, car l'homme, visiblement, était déjà bien ferré.
"Vieux satyre!, songea-t-elle sans se départir de son air engageant. Il a au moins quarante ans!"
Après avoir retenu un dernier haut-le-cœur, elle se pencha vers lui, la gorge presque découverte et un sourire sensuel sur le visage.
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Olivia s'éveilla en sursaut dans un lit qui n'était pas le sien. Que faisait-elle ici? Percevant le tic-tac d'une pendule, elle la chercha du regard, l'aperçut. Onze heures et quart! Elle qui aurait dû prendre à l'aube une berline qui devait la mener à Calais!
"Eh bien ma chère, vous voilà éveillée!, murmura une voix grave et caressante. Désirez-vous une collation? Ma femme s'est décidée pour une partie de campagne avec quelques-uns de ses amis, aussi serons-nous tranquilles pour la journée..."
Elle se retourna et rougit. Tout lui revenait en mémoire: cette folle nuit, ces multiples assauts qui lui avaient fait perdre les sens comme jamais.
Car, sous le mari honteux de commettre un adultère se dissimulait un véritable lion, doté des attributs les plus merveilleux qui lui eût été donné de connaître. Sa mauvaise conscience vaincue par le désir, le duc de Broglie, homme vieillissant sous sa bedaine, s'était transformé en maître de l'érotisme, en magicien du plaisir, en dieu de l'amour, en empereur de la jouissance... Bref, en bête de sexe.
Olivia, totalement surprise de perdre le contrôle de ce rapport amoureux, avait fini par s'abandonner à la science et à la fougue de son compagnon, méprisant les règles les plus élémentaires de la prudence. Son corps, sa peau, son être tout entier chérissaient encore les souvenirs nocturnes de cette volupté extraordinaire.
Le cœur battant à tout rompre, elle aurait voulu s'échapper de ses draps, de ces bras. Mais le regard brûlant de son amant d'un soir la déshabillait déjà avec un désir qui la gagna rapidement.
A six heures du soir, peu avant le retour de la duchesse de Broglie, une jeune femme aux joues rosies par le plaisir, sortait d'un hôtel particulier par une porte de service. Et, dissimulés dans son sein, un document important et la vie balbutiante d'un petit être allaient l'accompagner sur la route de Calais.
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JUIN 1788.
Au gré d'une fantaisie peu coutumière, De Broglie avait décidé de déambuler dans les rues de Versailles. Il n'appréciait point de marcher et il n'y était pas contraint, comme la vulgaire populace, mais il avait pris un peu trop d'embonpoint ces derniers temps. D'un air las, il contempla sa bedaine et la tapota un peu, espérant la réduire sans doute. Mais l'enchantement n'opéra pas.
De nouveau, il reprit sa promenade, canne à la main. Promenade n'était en vérité pas le terme exact, puisqu'elle n'était pas sans but. Son cabinet...
"La charité, Monseigneur, la charité..."
Une pauvre mendiante au dos voûté et aux mouvements tremblants lui tendait une main noueuse et brune alors que le fichu mangé aux mites qui lui recouvrait presque le visage ne lui permettait que de distinguer sa bouche édentée. Palsembleu, d'où sortait-elle, celle-là? Il ne l'avait point aperçue auparavant...
Non qu'il prêtât une attention quelconque à ces gueux qui pullulaient en ville, mais il se rengorgeait de son esprit d'observation. Et il s'était fait surprendre...
Avec un pincement de narines, il se contenta de faire un pas de côté et détourna son visage poudré afin de poursuivre sa route. Il n'aimait pas qu'on le prenne en défaut. La vieille baissa la tête...et le frôla presque en passant devant lui pour s'intéresser à un autre badeau.
Peste! Il aurait bien eu envie de la souffleter s'il n'avait craint de se salir les mains... La prochaine fois, il prendrait sa voiture, et tant pis pour le reste!
Il accéléra son allure en époussettant son habit avec un froncement agacé de moustache. Le cabinet se trouvait au bout de la rue de l'Eglise. Un lieu secret dans lequel se nouaient et dénouaient nombres d'intrigues politiques, se jouait la face cachée de l'histoire de France...
"Pallas et Judith" s'annonçait en lettres discrètes sur le fronton du bâtiment en apparence austère. Mais dès que le visiteur poussait la porte, il se trouvait happé par les discrètes effluves d'huiles et de parfums, la moiteur sensuelle des lourds rideaux de velours pourpre et la discrétion feutrée des épais tapis parsemant le sol.
Immédiatement, la voix grave de Judith, la dame de coeur de l'établissement, l'envoûtait pour le conduire dans les méandres charmeurs de ses consoeurs, dont il ne sortait qu'un long moment plus tard, énivré de plaisirs et de nectars aux senteurs d'oublis.
"Pallas et Judith", éminent cabinet rose du très respectable Maréchal De Broglie, pair du Royaume de France et très haut commanditaire de la Garde Royale. Une institution qui réjouissait en apparence l'innocent vieux dégoûtant consommateur de chair fraîche, le banal pervers ou même le simple errant en mal d'amour, mais qui cachait, derrière cette façade érotique, une véritable machine d'investigation.
"Vous souhaitez vous entretenir avec Pallas, je suppose?", demanda Judith de sa voix rauque aux fragrances de désir.
Il hocha la tête imperceptiblement et se dirigea vers un couloir mal éclairé. Derrière l'une de ses portes se trouvait son bureau secret.
A peine s'était-il installé dans son fauteuil que la femme arriva. Pallas, avec son oeil avisé pour recruter les demoiselles les plus...prometteuses, celles qui deviendraient ses espionnes, ses anges, comme il aimait à les appeler. Les anges de De Broglie... Hmmm... Voilà qui sonnait bien!
Une idée qui lui avait été insufflée par cette intrigante de Lady Olivia. Oh, comme il l'avait aimée, cette renarde, et comme il l'avait détestée aussi! Une passion tumultueuse et mouvementée, qui avait duré quelques années avant de s'éteindre aussi soudainement qu'elle s'était allumée.
De cette incartade n'avait résulté que ce cabinet secret... Et Marie-Angélique, leur fille de quatorze ans, pour l'heure bien éduquée dans le giron sévère de Marie-Auguste, mère supérieure du couvent des Ursulines. Innocente enfant! Si elle continuait à apprendre si dévotement ses prières et à suivre avec tant de dévouement les préceptes de Dieu, il comptait bien la marier à un noble de Province, pieux et austère, afin de la détourner le plus possible de l'influence maternelle...
"Vous avez donc déniché un oiseau rare, m'avez-vous dit?
- En effet, Monsieur. D'apparence très jeune, mais capable de se transformer en n'importe quel personnage. Une petite rouée, si vous voulez mon avis. Jolie à damner tous les saints du Paradis, et elle ne le sait que trop bien. Il faut voir de quelle façon elle darde ses yeux de biche sur les hommes... Ils lui mangeraient dans la main! Jamais je n'avais rencontré un esprit si prompt à la duplicité, ni traits si habiles aux jeux de physionomie... Elle ira loin, très loin!
- Eh bien, savoura De Broglie en lissant sa moustache d'un air satisfait, vous ne tarissez pas d'éloges au sujet de cette jeune diablesse...
- Ce terme lui convient parfaitement, Monsieur!
- Faites donc entrer ce prodige de fourberie, ce chef d'oeuvre de dissimulation..."
Une porte s'ouvrit alors pour laisser entrer une blanche adolescente de quatorze ans, à la chevelure noire comme l'ébène et aux prunelles de saphir. De petite taille, elle se tenait pourtant fièrement devant le regard d'abord scrutateur de De Broglie, avant que ce dernier étouffe un juron d'indignation.
"Marie-Angélique!!!
- Bonjour, Père.
- Crénom de crénom!!! Mais que fabriquez-vous ici?"
Il se tourna vers Pallas qui, réalisant soudain l'identité de sa jeune recrue, semblait vouloir se terrer dans un trou de souris.
"Une rouée, dotée d'une sournoiserie, d'une perfidie à toute épreuve, hein???, tonnait-il, rouge de colère.
- Mais... Monsieur... J'ignorais..., tenta-t-elle de se défendre, la tête dans les épaules.
- Retorse, habile à la tromperie, aguicheuse...!!!
- Monsieur... Veuillez me pardonner...
- Père...
- Et vous, taisez-vous, petite écervelée!! Que faites-vous là?? Où est Marie-Auguste??? J'ai reçu dernièrement une missive dans laquelle elle m'écrivait que vous étiez la plus parfaite des pensionnaires et que vous priiez douze fois par jour!!
- Je me suis enfuie. Je voulais de l'aventure!
- De l'aventure?!?! Mais où vous croyez-vous donc, petite menteuse? Dans l'un de ces romans farcis d'inepties??? Mais pourquoi a-t-on donc jugé bon de vous apprendre à lire, stupides femelles????
- Je serai l'une de vos espionnes, que vous soyiez d'accord ou non!!!"
Son visage, déjà bien rouge, vira cette fois au cramoisi. Hors de lui, il foudroya du regard la pauvre Pallas, qui avait jugé bon de se taire durant l'échange houleux entre le père et la fille, afin de se faire oublier.
"Et je vais vous prouver que je mérite de l'être..."
D'un seul coup, elle se tassa sur elle-même, sa mâchoire se déboita presque et, d'une voix fêlée par les ans, continua:
"Reconnaissez-vous cette montre, monsieur?", demanda-t-elle en tendant la main d'une manière qui fit resurgir à De Broglie des souvenirs récents.
Sa montre!!! Il fouilla sa poche, effaré. Elle avait disparu! mais comment avait-elle fait pour la lui subtiliser?
"Eh oui, je suis la vieille mendiante que vous avez croisé tout-à-l'heure... J'ai profité de cette rencontre pour prendre un cadeau qui me paraît légitime. Mais je compte bien vous le rendre, à présent..."
Elle se redressa soudain, lança quelque chose qui glissa entre ses doigts comme un éclair, dans un éclat de lumière blanche...
Il déglutit. A un pouce un peine de son visage, une lame s'était fichée dans le mur avec, pendant au bout de sa chaîne, sa montre...
Elle s'inclina en une révérence gracieuse, se redressa avec un sourire en coin.
"Eh bien, Père, êtes-vous convaincu à présent?"
A SUIVRE... |