Elle venait de s'enfuir. Sa main, il l'avait tenue un instant, avant de la laisser s'échapper. Un frémissement de voiles, un drapé de soie... Elle avait disparu de la salle.
"Oscar? Etait-ce vraiment vous?"
Elle s'était dirigée vers les jardins. Il y égara ses pas.
Elle était là, penchée à une fontaine. Une brise, légère, faisait onduler les pans de sa robe, d'un blanc pur, immaculé. L'échancrure, dans son dos, révélait ses fines omoplates, les muscles délicats dessinés par des années d'exercices militaires...
Et pourtant, ce n'était pas Oscar François de Jarjayes qu'il contemplait à ce moment même. Non, c'était Oscar, une femme dont dont le coeur - il venait de le découvrir - battait pour lui.
Il s'approcha d'elle à pas lents, tendit son bras pour la toucher. Elle semblait presque irréelle...
"Comtesse..." demanda-t-il doucement.
Il ne pouvait se résoudre à l'appeler par son prénom. Car ce soir, elle avait endossé une autre identité, celle de cette aristocrate étrangère.
"Comtesse..."
Il avait saisi dans ses doigts son blanc poignet, si fin qu'il craignait de le briser.
Cette fois, elle se retourna, le regard brillant de larmes contenues. Comment avait-il pu ne pas remarquer cet amour qu'elle lui portait, certainement depuis plusieurs années? Toutes ces heures passées en sa présence, à taire ses sentiments pour lui qui lui confiait tous ses tourments...
Il en était bouleversé.
Elle, les lèvres frémissantes, l'observait comme une biche apeurée. Elle était si belle, si touchante dans ce rôle de femme fragile... Il en perdait tout sens commun.
L'instant d'après, il la tenait dans ses bras, les mains égarées sur ses frêles épaules, et il l'embrassait.
Elle n'avait pas résisté. Alanguie contre lui, elle lui avait abandonné sa bouche comme elle lui avait offert son coeur.
Etait-il le premier à qui elle offrait un baiser?
Sans doute, pensa-t-il, ému. Sans doute. Le colonel de la Garde Royale avait un sang-froid à toute épreuve.
Fut-ce cette pensée qui le rappela à ses devoirs? Il ne le sut. Mais la réalité lui revint à la figure aussi soudainement qu'elle l'avait quitté un moment plus tôt.
C'était Oscar qu'il embrassait. Oscar, si droite et si sévère, Oscar, son amie la plus chère, la meilleure qu'il ait eue en cette terre de France...
Marie-Antoinette. Son coeur n'avait appartenu et n'appartiendrait qu'à elle, encore et toujours.
"Pardonnez-moi..., murmura-t-il alors qu'elle perdait encore ses beaux yeux mi-clos dans les siens. Je suis l'homme d'une seule femme. La reine... Ma vie lui sera dévouée à jamais."
Elle hocha imperceptiblement la tête, sourit un peu, se détacha de lui...
C'était la première et dernière fois qu'il rencontrait la comtesse Olga-Alexandra Andrenyi.
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Elle y avait presque cru, à ce beau rêve... Fersen. Sa bouche avait fait son éloge, ses bras l'avaient serrée contre son torse, ses lèvres s'étaient posées sur les siennes...
Oui mais voilà. A présent, ce rêve était terminé.
Comment avait-elle pu s'imaginer autre chose? Fersen...
D'un geste vif, elle essuya les quelques larmes qui perlaient encore au coin de ses paupières. Tout était fini à présent. Mais elle ne regrettait rien... Pour la première fois, elle avait connu le bonheur d'être une femme.
Du bout des doigts, elle carressa ses lèvres... Ce baiser serait son unique faiblesse.
Le carrosse qui la ramenait à Jarjayes lui rendrait son uniforme et sa vie d'officier, son coeur de marbre et ses préoccupations masculines.
Dehors, André chevauchait. Lorsqu'elle avait quitté Fersen pour rejoindre son carrosse, elle l'avait trouvé là. Pourtant, Grand-Mère l'avait bien gardé de venir avec elle. Visiblement, il avait désobéi, mais elle n'avait pas eu envie de le rabrouer. Peu importait, après tout... Gentiment il avait déposé sa veste sur ses épaules. Elle avait oublié sa cape de soirée au bal et la nuit était fraîche...
Cher André... Avait-il compris ce qu'elle était venue chercher et ce qu'elle avait obtenu? Peut-être... Elle n'avait jamais pu rien lui cacher.
Elle voulait oublier tout cela à présent. Cette folie à laquelle son coeur l'avait conduite, elle s'en détournerait, à jamais.
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Le soldat au foulard rouge émit un petit rire, releva d'un coup de pouce la visière de son képi puis s'adressa au poids mort qui pendait au bout de son bras depuis qu'ils avaient quitté le village de Montrouge pour rejoindre Paris.
"A-t-on idée de se saouler comme ça si c'est pour être incapable de retourner à la caserne? Tu crois que je vais te traîner comme ça longtemps? Hé!!!"
Guibert souleva avec difficulté une paupière embuée d'alcool afin de distinguer l'homme qui l'empêchait de cuver, émit un vague grognement suivi d'un rot sonore.
"C'est à boire... marmonna-t-il d'une voix pâteuse avant de replonger dans l'inconscience.
- Ouais, mon gars, c'est ça!. A la tienne aussi! Mais on voit que ce n'est pas toi qui a traîné un âne mort sur une lieue..."
Un ronflement lui répondit, signe que son camarade se souciait comme d'une guigne de leur avenir proche.
Au loin, le grondement d'une voiture faisait trembler le chemin de terre sur lequel ils progressaient depuis une bonne demi-heure. Plissant les yeux, Alain se frotta le nez de l'index puis jeta un nouveau coup d'oeil à son comparse.
Une voiture! Voilà qui ferait bien leur affaire, s'ils avaient encore de l'argent à dépenser. Mais il ne fallait point trop compter là-dessus...
Il s'affala dans les fourrés. Là-bas, le raclement des roues se faisait plus précis; il arrivait même à voir de combien de chevaux l'attelage était composé. Il émit un grognement appréciateur... Un fort beau carrosse, ma foi, escorté par un homme qui ne paraissait pas être un soldat. Plutôt un serviteur, si l'on se fiait à son habit... Mais que diable faisait-il sur cette monture? Etrange, en vérité... Sans doute son maître lui portait-il une affection particulière pour lui allouer une telle générosité. Enfin...
Soudain, alors qu'il détaillait les ors qui criaient la richesse de l'occupant de la voiture, une douzaine d'hommes en armes se dressa en travers de la route. Leurs visages dissimulés sous des foulards et des tricorne enfoncés jusqu'aux yeux, il était évident qu'ils n'étaient pas là pour tailler un brin de causette.
"J'en connais un qui va rentrer sans sa bourse!", songea-t-il en s'adossant à un arbre après avoir croisé les bras derrière sa tête.
Il était hors de question, en effet, qu'il lève le moindre petit doigt pour venir en aide à cet aristo qui allait se faire délester de quelques piécettes. En ces temps de disette, les auvres faisaient comme ils pouvaient pour trouver de quoi manger. Ces malandrins allaient juste récupérer le montant des taxes qu'ils avaient payées pour entretenir les caprices de ces gens-là.
Croisant négligemment les jambes, il s'apprêta à suivre l'attaque. Mais ce qui se déroula sous ses yeux ne ressembla en rien à ce à quoi il s'attendait...
Le domestique, d'abord. Au lieu de détaler à bride rabattue, il sortit une épée d'un fourreau qu'il portait au côté, tel un gentilhomme, pour faire face à ses adversaires. Alors quoi? Finalement, il s'agissait d'un noble?
"Filez!!" hurla-t-il au conducteur.
Ce dernier tenta bien d'obéir, mais, tout comme les laquais, il fut rapidement maîtrisé par les bandits.
Dans un claquement sec, la porte du carrosse s'ouvrit alors brutalement et une apparition en surgit soudain. Ou du moins, c'est ce qu'il crut. Drappée dans une robe au blanc immaculé sous une veste trop grande pour elle, une femme à la peau diaphane, au visage divin auréolé d'une admirable chevelure blonde comme la lumière, s'était révélée à eux...
"Reste à l'intérieur! lui ordonna le jeune homme.
- André! Ils sont trop nombreux!
- Tu n'es pas armée!!!"
Déjà, un gredin s'était approché, et essayait de pourfendre le nommé André. Lequel se débarrassa de lui en un tournemain.
"Et maintenant?", demanda alors la belle dame en ramassant son arme.
Sous les yeux ébahis d'Alain, ils entamèrent une sorte de ballet à l'épée. Dos-à-dos, ils enchaînaient les coups et les parades tout en veillant à ne laisser personne pénétrer le cercle qu'ils avaient tracé autour d'eux et embrochaient quiconque y posait un pied.
Il aurait pu rester là longtemps à contempler ces prouesses techniques si la nécessité d'intervenir ne s'était pas présentée à lui. Ces deux-là se battaient bien - surtout la femme, en vérité - mais ils allaient bientôt ployer sous le nombre. Et Alain n'aimait pas les batailles déséquilibrées. Bien sûr, les rançonnés étaient nobles et ne méritaient pas son aide, mais ils se défendaient avec trop panache pour qu'il reste bras et jambes croisés.
Aussi sortit-il son épée pour aller leur prêter main-forte.
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Le dernier venait de tomber sous ses coups. Satisfaite, Oscar voulut ranger instinctivement son épée dans le fourreau qu'elle n'arborait pas ce soir-là. En désespoir de cause, elle posa l'arme dans le carrosse vidé de ses occupants - le cocher et les laquais avaient pris la fuite dès qu'ils en avaient eu la possibilité - et se tourna vers ses compagnons. Après s'être assurée qu'André n'était pas blessé, elle s'approcha du soldat qui s'était joint à eux pour repousser les malandrins.
"Soyez certain de ma gratitude, énonça-t-elle avec une raideur toute militaire. Vous vous battez fort bien. Puis-je savoir à quel régiment vous appartenez?"
Alain, estomaqué par l'aplomb et le ton utilisé par la dame, resta la bouche ouverte un instant. Puis il se cura l'oreille du petit doigt, un sourire ironique aux lèvres.
Alors çà, s'il s'y attendait!!! Non seulement cette femme savait se battre - en robe de surcroît, mais en plus elle s'entendait à être obéie!
Drôle de personnage... Il avait bien envie de la provoquer, pour voir...
Il rabattit sa visière d'un coup sec, claqua des talons et se mit au garde-à-vous en clamant:
"Sergent Alain Delavigne, de la compagnie des Gardes Françaises! A vos ordres, Commandant!"
Puis, rajustant son foulard sous sa vareuse d'uniforme:
"Veuillez pardonner mon allure débraillée, Commandant, mais je ne m'attendais pas à vous croiser sur ma route un soir de permission, surtout dans cette tenue!"
D'un geste éloquent, il désignait la robe organdi blanc malmenée par la bataille. Avec un plaisir de fin gourmet, il observa son regard s'assombrir sous ses sourcils froncés.
"Hmmm... Impétueuse et fière, avec ça", songea-t-il à part lui.
Son compagnon, qui était allé rassurer les chevaux, venait de revenir. Il s'apprêtait à lui serrer chaleureusement la main lorsque l'expression de la femme le fit hésiter.
"Oscar? Est-ce que tu te sens bien? demanda-t-il avec étonnement.
- Mais parfaitement. J'exprimais seulement ma reconnaissance à notre allié providentiel ici présent."
Elle pivota brusquement, se dirigea d'un pas vif vers le carrosse, posa son pied nu sur la premier degré du marche-pied, tourna la tête une dernière fois.
"Rentrons, André! Nous n'avons perdu que trop de temps."
Et elle s'engouffra à l'intérieur avant de rabattre la portière derrière elle.
"Je vous remercie, risqua tout-de-même le jeune homme en lui tendant la main. Nous n'aurions pu sortir de ce guet-apens sans votre aide. Puis-je vous offrir de vous mener à quelque endroit? La place du cocher est suffisamment large pour deux.
- Non merci, Monsieur, répondit Alain en allant récupérer son camarade. L'offre est plaisante, mais je préfère rentrer à pied. Je vous souhaite un bon retour."
Il sentit l'autre le suivre des yeux un moment. Puis, un essieu grinça légèrement, un fouet claqua dans le silence nocturne, des sabots martelèrent le sol poussiéreux. L'instant d'après, la voiture le dépassait, le dénommé André assit à la place du conducteur
"Drôles de gens! marmonna Alain en ahanant sous le poids de Guibert, fin saoûl. D'abord cette marquise qui sait se servir d'une épée, exhibe ses pieds nus et se fait appeler Oscar et ce noble qui s'habille comme un valet et accepte de jouer les cochers... Les aristos ne savent plus quoi inventer pour s'amuser!"
A SUIVRE... |