Charlotte tourna son visage devant la glace. Se contemplant elle laissait ses yeux suivre les mouvements de son cou, souligner la grâce de sa nuque, qui n'était plus si menue et qui formait d'agréables formes emprisonnées dans le carcan du corset.
Sa frêle main diaphane passa d'un geste las dans sa chevelure de miel qu'elle dénoua pour la laisser onduler au creux de son dos. De sa frange ne restait que deux mèches encadrant ses joues saillantes, piquant le doré de ses yeux qui brillaient insolemment au fond de son regard, contrastant avec ses grands cils noirs ombrant sa paupière d'une grâce infinie.
Sa petite bouche vermeil, si belle pour être insolente et impudente, formait un coeur de cupidon qui se pinçait si joliment.
Sa peau était poudrée comme à l'usage, trop pour une bourgeoise, à peine assez pour une courtisane. Et du rouge que Messire Joseph, le frère de sa Majesté, haïssait tant chez les françaises, elle s'en était appliqué deux plaques lumineuses sur ses joues qui lui donnait un air de petite furie.
Lentement, elle se leva, laissant son peignoir transparent accompagner ses pas, le tissus léger et délicat épouser ses formes de jeune fille encore fragile.
De sa chute, il ne lui restait qu'une cicatrice. Une longue cicatrice qui s'étendait tout le long de son bras, l'endroit où on l'avait saigné pour la ranimer.
Une autre cicatrice pourtant subsistait. A la suite de sa tentative de suicide, Charlotte avait fait tout à l'excès. Ses sorties n'étaient plus de simple escapade, elles devenaient des fuites, où elle dansait, dansait, buvait du champagne en s'écroulant dans les bras des plus beaux cavaliers, puis recommençaient à danser, à sautiller, bras dessus bras dessous avec les beaux jeunes hommes qui se pressaient autour d'elle comme des abeilles attirés par le miel de ses cheveux.
Souvent elle arrivait avec des coiffures montant plus haut que le plafond, si hautes, qu'un porte coiffure se tenait derrière elle pour la tenir, tandis qu'elle riait à pleines dents sans se soucier de ses cheveux en équilibre.
Sa voix était toujours aussi fluide, ses propos assérés, on la craignait, mais on la désirait. On l'enviait, et en même temps on la plaignait de par la tristesse infinie qui se dévoilait sans peine au fond de ses grands yeux une fois la fin de la soirée arrivée.
Sa mère ne savait que faire. Elle même se rongeait les sangs, mais gâtait son enfant chérie qu'elle ne voulait plus jamais voir souffrir. Est-ce si difficile d'être une mère honorable? En regardant son enfant se perdre sous ses yeux, Yolande pleurait chaque soir en se maudissant, priant comme une damnée pour qu'on lui ouvre le chemin à suivre.
Pendant qu'elle s'agenouillait en tremblant, secouée de spasmes, Yolande laissait sa chère fille s'étourdir jusqu'à l'outrance, boire jusqu'à l'ivresse, s'abandonner sans retenues aux plus dépravés des hommes, lisant de la pire niaiserie comme la Nouvelle Héloïse en allant à Sade pour ses atrocités masochistes, en passant par les langues assérées des héros de Laclos. Elle lisait des romans galants pour rêver, des gravures pornographiques pour se faire mal, du libertinage pour apprendre.
L'élégance régnait néanmoins chez Charlotte. Toute son âme, tout son corps, son allure, irradiait d'une aura, d'une lueur pleine de grâce. On ne pouvait nier que même dans les pires dépraves, elle était la beauté même. La douce folie qui brûlait au creux de ses pupilles contrastait avec l'insouciance de Marie Antoinette au temps de ses soirées parisiennes. On s'en étonnait souvent, on ne réagissait jamais. Et on la laissait se perdre sans pouvoir rien y faire, c'était une mort au compte goutte qui s'écoulait dans une coupe de cristal étincelante.
Yolande avait peur, terriblement peur, elle avait perdu de sa fierté, ses yeux étaient sans cesse traversés de sillons rougeoyants, mouillés de larmes nocturnes qui ne séchaient jamais, sa jolie bouche sensuelle si mesquine auparavant frémissait à chaque apparition de sa fille, et cela depuis cette soirée maudite. Elle vivait un enfer de chaque instant, et à cela aussi personne ne pouvait rien y changer. On la regardait avec compassion et dédain, voulant la consoler de ses chagrins, mais l'accusant du suicide de sa fille. Elle ne répondait rien aux attaques, baissait piteusement la tête en faisant trembler ses frêles épaules, elle qui aurait auparavant frappé le premier venu ouvrant la bouche à son encontre.
Marie Antoinette avait tout fait pour remédier à cette triste affaire, mais elle aussi baissait les yeux en secouant la tête. Tout était perdu, il n'y avait pas de solution à cette pénible situation...
Un soir, Yolande avançait avec calme dans la galerie des glaces, son reflet se réflétant en facettes aussi multiples que l'état de son esprit, avec une lente mélancolie qui étreignait son coeur. La dentelle de son décolleté frémissait sous la brise qui s'infiltrait par les fenêtres ouvertes, son menton se levait avec l'honneur de la dernière fierté d'une Reine qui s'en va mourir en altesse. Sa gorge se dressait, représentation de tous les jours, effort de chaque soir.
Jaillissant du salon de Mars, le colonel de la garde surgit devant ses yeux, flamboyant dans son uniforme rougeoyant. Elle s'arrêta net, il la salua d'un signe de tête et d'un claquement de talons.
Un instant ils restèrent chacun face à face, se contemplant mutuellement avec un regard effacé. Les doigts d'Oscar se fermait en une poigne forte, ceux de Yolande se joignait devant elle. La Duchesse, la tête légèrement penchée sur le côté, regardait d'un oeil émoustillé l'allure si fier et si froide du colonel, qui ne bougerait pas tant qu'elle n'aurait avancé. Un comte se plie devant une duchesse, il en va ainsi de l'étiquette. Mais Yolande n'avait pas la force, ni l'envie de s'en aller. La présence du colonel la soulageait, l'aura qui planait autour de lui était trop réconfortante pour être gâchée, et elle profitait de chacun de ces soirs où elle le croisait pour s'en réchauffer le coeur d'une douce liesse passagère, éphémère, trop courte pour ne pas faire souffrir.
Après quelques minutes, où rien n'avait bougé dans la galerie étincelante, qui était silencieuse car vide d'invités, où le temps avait cessé d'exister pendant quelques instants, Yolande baissa la tête, la releva doucement, puis lâcha du bout des lèvres:
"Allez la voir... Je vous en prie..."
Avant de s'éloigner dans un bruissement de tissus.
Oscar resta sans bouger. Aller la voir... En quoi serait elle utile...
Depuis cet incident, où, par la faute de son bras défaillant, le colonel n'avait réussi à éviter la chute à Charlotte, elle avait l'étrange impression que la jeune fille faisait tout pour l'éviter. Que ce n'est plus qu'une brise à ses yeux, car elle disparait comme elle arrive, laissant derrière elle un léger parfum de fleur d'oranger.
D'elle, Oscar n'en savait pas plus que ce que la cour jacassait, que ce que Rosalie voulait bien lui dévoiler. Celle ci d'ailleurs semblait s'être attendrie, et s'attachait à sa petite soeur comme si elle avait peur de la perdre à chaque instant. Aux bals, elle l'enlaçait tendrement, le soir, Oscar la trouvait à pleurer sur son lit, car elle aussi était rejetée par les grands yeux d'or qui ne laissaient entrer personne en leurs jardins secrets. Rosalie, en s'attachant à Charlotte, se faisait une double blessure, agrandissant la plaie béante de son amour pour le colonel.
Pour cela non plus, Oscar n'y pouvait rien. Même si elle le pouvait, elle ne le voudrait. La prendre pour femme... Voici bien ce qu'un frère dit à sa petite soeur pour la rassurer... Car après tout, Rosalie n'est rien de plus qu'une petite soeur pour elle... Avec son tendre sourire et ses grands yeux bleus, sa brise de printemps qui égaye ses journées, ne peut lui apporter la souffrance de l'amour... Non, même si elle le pouvait, Oscar savait en son for intérieur qu'elle n'arriverait jamais à la toucher.
Et de par Rosalie, elle voyait la beauté florissante de Charlotte qui s'épanouissait chaque année, mais qui, à chaque nouvel attrait, se rapprochait de la fin, comme une fleur fleurie pour mieux faner en une parfaite apothéose. Elle était l'égérie des salons, la chérie des hommes, mais l'insaisissable Polignac sur qui on arrivait jamais à obtenir qu'une étreinte furtive.
Quand elle claquait son éventail, qu'elle s'éventait en levant ses grands yeux d'or au plafond, on était pris de la nostalgie de l'amour, et saisit d'une galanterie presque ridicule. Son visage ravisait n'importe quelle personne, perdait plus d'un homme. Son corps ciselé dans du marbre semblait pourtant fragile comme du verre, alors que bien des fois, le colonel l'avait vu s'élancer au travers tout Versailles, courir comme une damnée pour s'effondrer dans l'herbe d'émeraude en pleurant d'un désespoir insaisissable. Oscar l'observait chaque soir du haut d'un balcon, ne sachant que faire face à une âme si brisée, face à une corps si alanguis.
La duchesse lui demandait d'aller la voir... Bien... Mais ce ne serait que de vains espoirs.
Elle était une nouvelle fois montée sur le toit, une nouvelle fois elle avait laissé le vent fouetter son visage, soulever les tissus de sa robe, et elle avait fermé les yeux en un soupir indéfinissable. Le vent était frais ce soir, il était froid comme une mélancolie douce et moelleuse sur laquelle on se repose en se pinçant sois même le coeur. Charlotte avait la gorge nouée, sa voix s'étranglait à chaque murmure prononcé qu'elle lançait à la nuit profonde qui n'en finissait pas de s'étendre sur Versailles. La chaînette qui ornait son cou fut elle aussi entraînée par le vent, accompagnant les tissus d'or dans leur traînée vaporeuse.
Soudain, elle entendit des pas, quelqu'un venait de se hisser sur le toit...
Elle fit volte face, et aperçu le colonel qui se tenait devant elle. Sursautant, elle eut un mouvement de recul, et manqua de tomber dans le vide.
"Attendez Mademoiselle! s'écria Oscar en lui saisissant le poignet."
Ramenant la jeune fille à elle, Oscar l'emprisonna avec douceur.
"Pourquoi donc vouloir mourir à tout prix? Votre mariage n'aura pas lieu, vous êtes plus libre que n'importe quelle jeune fille, riche pour être la plus merveilleusement parée, que vous faut il de plus! Vous êtes entourée par l'amour et vous le refusez sans cesse, pourquoi? Pourquoi?!
- Oh Oscar, pensez-vous que tout est si superficiel? murmura Charlotte en étranglant un sanglot.
- J'aimerai comprendre!"
Charlotte baissa les yeux. Oscar sentit son coeur se pincer sous le sentiment de l'amertume. Saisissant le menton de la jeune fille entre deux doigts, le colonel releva le visage angéliquement triste.
"Et Charlotte... Pourquoi me fuyez-vous donc?"
Le colonel avait planté son regard dans le sien, attendant une réponse, comme un militaire en demande une, c'est à dire sans ornements. Et pourtant, comment répondre sans étoffer une bouffée de larmes qui sont si belles, et pourtant si pathétiques?
Charlotte enfin répondit:
"Parce-que je vous aime... Et que cela me fait souffrir... Bien plus qu'une richesse qui s'évanouit, bien plus qu'une amitié brisée, bien plus qu'un jupon déchiré, ou qu'une sortie défendue... Comprenez-vous Oscar? Je vous aime! Je vous aime à en mourir, et à cela je ne peux m'y résoudre, car cela causa, et cela causera ma perte!"
Oscar écarquilla les yeux, et enfin, entra dans ce jardin défendu des yeux de Mademoiselle de Polignac. Pour le colonel s'ouvrait un torrent d'amour, un tonnerre de sentiments refoulés, de fruits défendus qui ne demandaient qu'à être goûtés, et qui la faisait tant reculer, car ils étaient trop loin pour qu'on y puisse y tendre la main.
D'une main, Oscar caressa la joue, puis se pencha vers le visage en l'entourant de ses deux paumes, et doucement, s'emparait des lèvres tendues en un frémissement d'amour.
Charlotte poussa un soupir d'abandon, et, posant les deux mains sur le torse du colonel, se laissa toute entière au doux baiser donné en cette soirée d'été.
D'une main distraite, continuant d'embrasser la jeune fille entre deux soupirs mêlés, Oscar retirait le fin châle de la gorge, et laissait le voile s'envoler avec le vent, faisant basculer la jeune fille au sol...
FIN
(bien entendu je n'ai pas dit comment cela se terminait, chacun à une fin personnelle en tête pour cette vignette très... particulière) |