Oscar frappa du poing contre le mur, rageuse. L'homme avait réussi à lui échapper dans ce dédale de ruelles qu'il semblait connaître par coeur.
Rebroussant chemin, elle longea les maisonnettes délabrées du faubourg, afin de rejoindre André qui devait l'attendre quelque part avec sa monture. En effet, après une filature acharnée dans les rues de Paris, rendue difficile à cause de la neige qui avait tapissé les pavés mal joints de la capitale, elle avait aperçu le fuyard se faufiler dans la foule. Sautant à bas de sa monture et prenant garde à ne pas glisser, elle avait alors entrepris la poursuite à pied, sans même se préoccuper de son ami qui avait été ralenti.
Elle arrivait presque à l'endroit où elle était descendue de cheval. Là-bas, près d'une fontaine, un jeune apprenti contait fleurette à une ravissante et fraîche petite boutiquière. Lui prenant les mains, il tentait de les réchauffer de son souffle.
Elle sourit amèrement devant cette scène touchante, puis secoua la tête, pensive. L'amour... Là n'était pas son affaire. Elle ne pouvait y songer, se contentant seulement d'en endurer les tourments.
"Pourtant, une grande passion vous attend...", surgit alors une voix de crécelle après que des doigts noueux eurent saisi sa paume.
Oscar se retourna brusquement, sa main libre posée sur le pommeau de son épée. Comment avait-elle pu se faire surprendre de la sorte?
Lorsqu'elle put dévisager son interlocuteur, elle se détendit, se laissant même aller au rire. La personne qui avait agrippé sa paume si avidemment était une minuscule bonne femme, si vieille qu'elle n'aurait pu lui donner un âge. Ses joues ridées cachaient à peine un sourire dépourvu de dents, mais non de malice. Des petits yeux pétillants la dévisagèrent avant de s'attarder sur les lignes de sa main.
"Non merci, bonne vieille! s'exclama Oscar avec froideur en tentant de se dégager de son emprise. Je ne crois pas à ces élucubrations.
- Et de quoi parlez-vous? De la chiromancie ou bien...de l'amour?
- Les deux, je suppose.
- Et bien, vous vous trompez, jeune colonel. L'amour se présentera à vous sous peu. Dans sept jours, celui qui aura amené un chat de sorcière, des bottes de sept lieues et une flûte enchantée sera l'élu de votre coeur. Son nom commencera par A.
- Par A? répondit Oscar, intriguée malgré elle.
- Certes. Le jour de Noël, il déposera un baiser sur vo...
- Oscar!"
Le jeune femme se retourna en reconnaissant la voix de son compagnon de toujours. Inquiet par l'absence prolongée de son amie, celui-ci s'était lancé à sa recherche.
"Que faisais-tu, plantée au milieu de cette place lugubre? demanda-t-il en riant.
- Je me suis fait alpaguer bien malgré moi par.."
Elle s'interrompit, surprise. Où donc était passée cette femme? C'est la question qu'elle posa à André qui la contempla, l'air intrigué.
"Quelle femme? Tu étais seule!
- Je n'ai pas rêvé, tout de même! protesta-t-elle.
- Et tu ne sembles pas avoir de fièvre non plus, ajouta-t-il après avoir posé sa main sur son front pour vérifier son état de santé. Eh bien, je suppose qu'elle s'est sauvée en me voyant arriver! Et ton faussaire?
- Il m'a échappé."
De nouveau, son regard brilla de cet éclat sombre qui avait fait la célébrité du colonel de Jarjayes. L'auteur des lettres calomnieuses qui inondaient la cour depuis deux semaines ne passerait pas un bon moment lorsqu'il tomberait entre les mains d'Oscar, et André fut heureux de ne pas être à sa place.
Suivant l'exemple de sa compagne, le jeune homme remonta en selle et se plaça à ses côtés, de façon à pouvoir converser.
"Que te disait cette femme, dont tu me parlais?
- Oh, rien qui ne mérite d'être retenu. Des inepties à propos de mon avenir..."
André fronça les sourcils. Le ton pensif sur lequel Oscar venait de lui répondre était vraiment singulier. Il aurait voulu en savoir plus, mais elle semblait perdue dans des réflexions profondes, aussi décida-t-il de ne pas l'importuner davantage avec ses questions.
Ils rentrèrent donc à Jarjayes en silence.
Oscar, abîmée dans ses rêveries, ne pouvait s'empêcher de penser à cette créature mystérieuse et aux paroles prononcées par celle-ci. Son apparition, tout comme sa disparition, la laissaient perplexe. Et que dire de ses mots aussi ahurissants qu'énigmatiques?
Un chat de sorcière, des bottes de sept lieues, une flûte magique, un homme dont le nom commencerait par un A... Comme Axel de Fersen? Un sourire désabusé se dessina sur ses lèvres. Impossible! Il aimait trop la reine...
Chassant ces idées aussi vaines que stupides de son esprit d'un geste de la main, elle fit accélérer sa bête. Au loin, Jarjayes apparaissait et, avec lui, Grand-Mère et son pot de chocolat fumant.
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André était là à l'attendre près de sa monture, comme d'habitude. Le sourire qu'il lui envoya lorsqu'elle déboucha de l'arcade lui réchauffa le coeur. La journée avait été une succession d'échecs: Madame de Polignac avait de nouveau réussi à entraîner la reine dans ses folies de dépenses et l'auteur des lettres infamantes n'avait pas été retrouvé.
Retrouver son ami après ces affres lui apportait un réconfort inestimable.
"As-tu trouvé ce que je t'ai demandé?
- Oui, Oscar. Ils étaient prêts depuis hier.
- Bien. je te remercie. J'espère qu'ils plairont à Grand-Mère.
- N'en doute pas. Je suis passé chercher tes bottes également."
Oscar avait choisi d'offrir des draps neufs et bien chauds à sa vieille nourrice. André s'était chargé d'aller les commander chez un drapier bien connu de Versailles. Lorsqu'ils rentrèrent à Jarjayes, André, voulant profiter de l'absence de son aïeule pour montrer les pièces de tissu, posa à terre sa besace, qui miaula très faiblement.
Intrigué, le jeune homme écarta délicatement les pans du sac, glissa ses mains... Un minuscule chaton efflanqué, noir comme la nuit, apparut au bout de son bras. La pauvre bête, affamée et épuisée, s'était dissimulée là afin de trouver un peu de chaleur et de confort.
"Eh bien, André, s'exclama Oscar, profondément attendrie, nous aurais-tu ramené un invité surprise?
- Je vais lui chercher une écuelle de lait!, répondit ce dernier en souriant.
- Un peu de viande lui serait également profitable, je pense!"
Ramenant le chaton contre sa poitrine, le jeune homme se précipita aux cuisines afin de le nourrir. Oscar, quant à elle, avait une vérification à faire dans la bibliothèque.
Ce fut dans cette pièce qu'André la rejoignit deux heures plus tard, une tasse de chocolat dans la main et un petit chat revigoré sur les talons.
"Il me paraît aller beaucoup mieux, sourit Oscar alors que l'animal, dressé sur ses pattes arrière, s'amusait avec une mèche de ses cheveux blonds.
- Il a fait une bonne sieste après son repas. A présent, il a envie de jouer! mais il va le faire ailleurs, car je crois que tu es occupée."
Il froissa une feuille de papier de façon à en faire une boulette et la jeta, provoquant le vif intérêt du bébé félin, qui, délaissant aussitôt la chevelure d'Oscar, se lança à sa poursuite. Les deux jeunes gens le regardèrent un moment bondir après sa proie, glisser sur son derrière sur une distance de trois pieds lorsqu'il la manquait. Au bout d'un certain temps, il disparut derrière un meuble. Oscar se remit donc à la lecture de son livre tandis qu'André se dirigeait vers la fenêtre pour contempler la nuit.
Un silence apaisant s'installa alors, troublé seulement par le crépitement des flammes, le bruissement d'une page tournée ou le tic-tac de l'horloge. Une douce chaleur inondait la pièce...
Fermant doucement son ouvrage, Oscar observa son ami, un léger sourire aux lèvres. C'était cela qu'elle appréciait chez André... Cette façon qu'il avait de l'envelopper de sa présence en silence... Une bienveillance rassurante...
Devina-t-il ses pensées? Toujours est-il qu'il choisit précisément cet instant pour se retourner.
"Il neige, à présent, dit-il en lui rendant son sourire.
- Vraiment?"
Elle se leva et se dirigea vers la fenêtre. La nuit, en effet, rayonnait de la lumière translucide des flocons d'argent qui recouvraient petit à petit le paysage d'un épais manteau scintillant. C'était magnifique, presque irréel.
Et ils seraient sans doute restés longtemps ainsi si un chaton n'avait décidé de se manifester en s'attaquant aux mollets d'André de ses petites pattes griffues.
"Sorcier! gronda le jeune homme en le saisissant par la peau du cou. Arrête cela immédiatement!
- Sorcier?
- C'est le nom que lui a donné Grand-Mère. Elle dit qu'on ne pourrait trouver meilleur nom pour un chat de sorcière!
- Un chat de...?"
Oscar observa attentivement la petite bête qui, à présent, mordillait l'index de son compagnon. Il était vrai qu'avec sa fourrure noire et ses yeux verts... Une idée affolante traversa alors son esprit, mais elle s'efforça de conserver son calme. Aussi reprit-elle sa tasse de chocolat d'une main ferme et c'est d'une voix presque égale qu'elle s'enquit:
"Dis-moi... Les bottes...
- Les bottes de Sept-Lieues?
- Mlrmgrlbl..."
Oscar venait de s'étrangler avec son chocolat.
"Que viens-tu de dire?, demanda-t-elle après avoir repris contenance.
- Tu en as encore sur le nez..., répondit André en essuyant délicatement les éclaboussures et en se mordant les lèvres pour ne pas rire.
- Tu parlais de bottes de sept lieues...
- Certes. C'est le maître en personne qui les a réalisées.
- Sellieux?
- Ou Sept-Lieues. C'est le sobriquet que lui a donné je ne sais plus quel bourgeois. Ce dernier était, paraît-il, si satisfait de sa commande qu'il a décidé de l'appeler ainsi, en référence aux célèbres bottes enchantées. Depuis quelques jours, on n'utilise plus que ce surnom pour parler de Sellieux. Et, ma foi, cela n'a pas l'air de lui déplaire... Dis-moi, Oscar, est-ce que tu sens bien? On dirait que tu as reçu un choc..."
Un choc? Ce n'était pas peu dire... Etait-il possible? Oscar secoua la tête. Non, il s'agissait de coïncidences... Tout-de-même... Diable de femme! Comment avait-elle pu savoir???
André, un peu étonné, contemplait son amie qui l'observait avec cet air singulier. Enfin, au bout d'un moment, il la vit éclater d'un rire étrange, un peu faux.
"Ne t'inquiète pas, André! Je pensais à des bêtises."
Ce fut la seule explication qu'elle lui donna.
A SUIVRE... |